La publication du livre d’Alessandro Frigerio (Budapest 1956 : la voiture dans la boue. La presse du Pci et la révolution hongroise : un cas exemplaire de désinformation, Lindau) a donné l’occasion à Paolo Mieli et à Francesco Borgonovo d’une nouvelle offensive révisionniste, à l’enseigne de la théorie du totalitarisme, à l’égard de la tradition révolutionnaire du 20ème siècle et de l’histoire du Pci en particulier. Pour favoriser une réflexion plus approfondie et moins idéologique sur une question de première importance, qui questionne les insuffisances du mouvement communiste du 20ème siècle face à la question nationale, nous republions une intervention de Domenico Losurdo, écrite en 1996 [SGA, webmaster du site de D. Losurdo]
Domenico Losurdo
1956, la question nationale et la guerre froide
Traduit
de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Edition originale
« Annali della Fondazione Ugo Spirito », 1996, VIII, sous le
titre
La fissure
dans le mur : Hongrie 1956, Fondazione Ugo Spirito, Rome,
1999, p. 133-158 ; repris dans « Marxismo oggi », 1997/2,
p. 72-95.
1. Une, deux, trois
doctrines Monroe
Pendant que l’Armée Rouge repoussait et faisait reculer l’armée
hitlérienne d’invasion qui avançait en Europe orientale, Staline
observait :
« Cette guerre est
différente de toutes celles du passé ; celui qui occupe un territoire lui
impose aussi son système social. Chacun impose son système social, jusque là où
son armée réussit à arriver : il ne pourrait en être autrement ».
(Gilas, 1978, p.121).
En 1946, quelques mois
seulement après la conclusion du gigantesque conflit, Ernest Bevin,
personnalité de premier plan dans le parti travailliste et ministre anglais des
Affaires étrangères, voit le monde tendant à se diviser « en sphères
d’influence qui peuvent être définies comme les trois grandes doctrines Monroe »,
revendiquées et assumées, de quelque manière que ce soit, par respectivement
les Usa, l’Urss et la Grande-Bretagne (H. Thomas, 1988, p. 296). En 1961, au
cours d’un entretien qui s’est déroulé à Vienne, Kennedy, après la peu
glorieuse aventure de la Baie des Cochons, proteste auprès de Khrouchtchev à
propos des résultats et du dynamisme de la révolution cubaine : les Usa ne
peuvent pas tolérer un régime qui prétende entamer leur hégémonie dans
l’ « hémisphère occidental », dans une « aire d’intérêt
vital » pour eux, tout comme l’Urss ne tolèrerait pas « un
gouvernement proaméricain à Varsovie » ; si l’on veut éviter
l’holocauste nucléaire, plus encore qu’à la volonté des peuples il faut prêter
attention au maintien de l’ « équilibre de pouvoir existant » ;
ne peuvent être tolérés que des changements qui n’ « altèrent pas la
balance du pouvoir mondial » (Schlesinger Jr., 1967, p. 338). Il ne semble
pas y avoir de différences importantes dans la vision des rapports internationaux
exprimée par les trois hommes d’Etat, dont aucun ne doute que dans la Monroe
soviétique entre à plein titre la Hongrie, qui avec Horty a participé à
l’agression hitlérienne et qui a successivement été libérée puis occupée par
l’Armée Rouge. Au moment où parle le président étasunien, il est en tous cas
devenu clair pour tout le monde, même pour les dirigeants britanniques, que les
sphères d’influence sont en réalité, ou se sont désormais, réduites à deux.
A l’intérieur de chacune de ces
deux Monroe c’est le pays leader qui décide du système politico-social. La
vieille règle de l’époque des guerres de religion (cuius regio eius religio)
semble à présent revivre à peine transformée : cuius regio eius
oeconomia (Schmitt, 1991, p. 409). Entre les deux sphères d’influence le
rapport est tout autre que pacifique. En 1953, à l’occasion de son discours
d’investiture présidentielle, Eisenhower décrit ainsi la situation
internationale :
« La liberté est en lutte
contre l’esclavage ; la lumière contre les ténèbres […] Cela confère une
dignité commune au soldat français qui meurt en Indochine, au soldat
britannique tué en Malaisie, à la vie américaine donnée en Corée » (in
Lott, 1994, p. 304).
Il n’y a pas de place ici pour
le développement autonome de luttes pour l’indépendance et la libération
nationale. En en renversant, évidemment, le jugement de valeur, les dirigeants
soviétiques partagent cette lecture dualiste et manichéenne du monde. Tout
tourne autour de deux camps internationaux opposés, lesquels sont ou voudraient
être fermement centralisés. Chacun des deux grands antagonistes
revendique la direction de son propre camp en essayant de la présenter sous la
lumière la plus favorable possible : « Nous Américains »
-déclare Eisenhower- « connaissons et respectons la différence entre
leadership mondial et impérialisme » (in Lott, 1994, p. 304). Plus
rassurant encore se veut Staline qui, un an auparavant, réclame certes
l’attention sur le « devoir d’avant-garde » et de
« "division d’assaut" du mouvement communiste
international » de son parti et de son pays mais c’est pour préciser
qu’après la victoire de la révolution en Europe et en Asie, le PCSU et l’URSS
peuvent enfin jouer ce rôle de direction de conserve avec d’autres partis et
pays communistes (Staline, 1953, p. 151-2). Par une ironie de l’histoire, parmi
les pays faisant désormais partie de l’avant-garde révolutionnaire
internationale, Staline compte aussi la Hongrie et la Tchécoslovaquie que le
Grand Frère va plus tard rappeler brutalement à l’ordre.
Les dirigeants étasuniens et
soviétiques ont bien sûr conscience de la persistance de contradictions
nationales à l’intérieur des deux camps. Au début des années ’50, alors que le
secrétaire d’Etat étasunien Forster Dulles exprime sa solidarité aux
« nations prisonnières » (captive nations) de l’Europe
orientale, Staline essaie d’exploiter dans un sens anti-étasunien la question
nationale non seulement des pays coloniaux ou ex-coloniaux mais à l’intérieur même
de l’Europe occidentale, en appelant les partis communistes à « rehausser »
le « drapeau de l’indépendance nationale et de la souveraineté nationale
[…] jeté à la mer » par les gouvernants bourgeois (Staline, 1953, p.
153-4). D’un côté comme de l’autre la question nationale n’est perçue et
brandie que comme un instrument pour mettre en crise le camp adverse. Ceux par
contre qui la font valoir à l’intérieur de leur propre camp se trouvent
condamnés en tant qu’affectés d’une vision provinciale et étroitement
nationaliste qui, de façon indirecte ou bien directe et consciente, fait le jeu
de l’ennemi. Si l’URSS appelle à la vigilance et à la lutte contre les
titistes, les Usa s’emploient, quelques années plus tard, à isoler les
gaullistes.
Les deux camps sont engagés dans
une confrontation sans exclusion de coups. Eisenhower partage la conclusion à
laquelle est arrivé le général James Doolittle :
« Il est maintenant clair
que nous sommes face à un ennemi dont l’objectif déclaré est la domination
mondiale…Il n’y a pas de règles dans un tel jeu. Les normes de comportement
humain jusqu’ici acceptables ne sont plus valides… Nous devons… apprendre à
subvertir, saboter et détruire nos ennemis avec des méthodes plus
intelligentes, plus sophistiquées et plus efficaces que celles qu’ils utilisent
contre nous » (in Ambrose, 1991, p. 377).
Il est à peine utile d’ajouter
que les dirigeants soviétiques aussi arrivent à une conclusion analogue. Une
« guerre froide » a éclaté, qui risque à tout moment de devenir si
chaude qu’elle ferait fondre, ou presque, la planète. En janvier 1952, pour
débloquer la situation et mettre un terme rapidement à la guerre de Corée qui
fait rage encore, Truman caresse une idée radicale qu’il transcrit même dans
une note de son journal de bord : on pourrait lancer un ultimatum à l’URSS
et à la Chine Populaire, avec un préalable clair selon lequel le refus
d’obtempérer « signifie que Moscou, Saint Petersbourg, Mukden,
Vladivostok, Pékin, Shanghai, Port Arthur, Dairen, Odessa, Stalingrad et tout
site industriel en Chine et en Union Soviétique seraient éliminés » (eliminated)
(in Sherry, 1995, p. 182). Il ne s’agit pas seulement d’une réflexion
privée : en pleine guerre de Corée l’arme atomique est brandie à plusieurs
reprises contre la République Populaire Chinoise ; et la menace s’avère
très crédible en raison du souvenir de Hiroshima et Nagasaki, ces deux
bombardements atomiques décidés à la veille de la reddition du Japon et qui,
selon de nombreux historiens, constituent en réalité le véritable commencement
de la « guerre froide ».
- Révolution nationale, titisme et logique de la guerre froide
L’année précédant l’éclatement de la révolution hongroise, au moment où
il s’engage dans un grand programme de construction de nouvelles autoroutes,
Eisenhower voit aussi dans celles-ci un outil pour évacuer rapidement les villes
en cas de conflit nucléaire : le système actuel -met en garde le président
étasunien- « ne serait que la source d’une congestion mortelle »
(Sherry, 1995, p. 207). Les Usa ont perdu le monopole atomique mais
l’initiative stratégique continue à être fermement entre leurs mains. Faisant
référence à l’Europe orientale, au cours de la campagne électorale de 1952,
Dulles critique durement la « politique négative du "containment"
et "point mort" » qui risque de réduire au désespoir les
« nations prisonnières ». Les Etats-Unis doivent au contraire faire
« savoir publiquement qu’ils désirent et s’attendent à l’avènement de la
libération ». « Une politique d’audace » est donc
nécessaire : A Policy of Boldness claironne le titre de l’article
publié sur Life (in Kissinger, 1994, p.553). Peu de temps après, prenant la parole au
Sénat en qualité de Secrétaire d’Etat désigné, Dulles précise sa pensée :
il s’agit de « profiter de toute occasion qui se présente » en
faisant avancer la cause de la « libération » au moyen de
comportements et « processus à la limite de la guerre » (short of
war) (in Hofstadter et Hofstadter, 1982, vol. III, p. 431). Probablement
pensait-il aussi à l’intensification d’opérations, en actes depuis plusieurs
années déjà, de recrutement de « bataillons d’émigrés » à infiltrer
en Europe orientale pour accomplir des actions de sabotage et stimuler ou
appuyer des révoltes armées. Des tentatives de ce genre avaient déjà été
effectuées, d’ailleurs sans succès, en direction de l’Albanie. Mais, « à
la fin de 1952, les messages radio secrets en provenance de l’Albanie
semblaient prometteurs : les agents évoquaient des progrès dans
l’organisation d’un mouvement de résistance et demandaient une aide plus
importante », qui leur fut promptement accordée, sans que cela évitât la
faillite totale de l’opération (E. Thomas, 1995, p. 34-9, 70 et 142).
C’est le Vatican, semble-t-il,
qui va consacrer cette offensive politico-militaire sur le plan idéologique.
« Croisade des Nations Unies » avait dit Churchill dans une lettre à
Eisenhower le 19 mars 1953 (Boyle, 1990, p. 33). Mais ce thème semble à présent
prendre une connotation explicitement théologique. En octobre 1956, à la veille
immédiate donc de l’insurrection hongroise, Pie XII béatifie Innocent XI qui, à
la fin du 17ème siècle, avait ravivé la tradition des Croisades, en
appelant les puissances européennes et chrétiennes (y compris l’Angleterre
protestante de Guillaume III d’Orange) à affronter unies l’Empire ottoman.
L’actualité de son magistère est explicitement soulignée par le pape
Pacelli : la victoire de l’Europe réunie sous le « blason
chrétien » libéra Vienne et posa les prémisses de la libération successive
de Budapest (Riccardi, 1992, p. 166-7). Louis XI, qui avec sa Realpolitik préjudiciable, avait à cette occasion lézardé la compacité
de la Croisade, semble maintenant se
réincarner dans les politiciens occidentaux disposés au compromis à l’égard de
l’URSS c’est-à-dire hésitants à adopter la politique de la
« libération ».
La comparaison entre communisme
et Islam devient explicite. A la fin de 1956, le cardinal Tisserant, Doyen du
Sacré Collège, proclame, toujours en pensant à Innocent XI :
« La Chrétienté n’est pas
menacée moins gravement aujourd’hui qu’aux jours du siège de Vienne, quand Buda
servait de base militaire à une puissance animée elle aussi d’une idéologie de
conquête, visant à porter le dernier coup à un Empire qui n’était pas seulement
germanique, mais aussi Sacré et Romain (Riccardi, 1992, p. 165).
Se confiant peu de temps après à
l’ambassadeur belge près le Saint Siège, le cardinal Tisserant souligne que
« la doctrine de Mahomet a […] de profondes affinités avec celle des
Soviets » (Riccardi, 1992, p. 174).
La « politique
d’audace » théorisée par Dulles investit aussi le pays leader du camp
socialiste. Le 4 juillet 1956, Eisenhower donne le feu vert aux vols de
reconnaissance sur l’URSS qui à ce moment-là (et jusqu’en 1960) n’est pas en
mesure d’abattre les U-2. Les protestations récurrentes sur la violation de
l’espace aérien et de la souveraineté territoriale sont sans effet, et
augmentent même le sentiment de frustration et d’humiliation ainsi que le
sentiment d’insécurité, d’autant plus que ces vols produisent, pour le dire
avec un historien étasunien de la Cia, « une riche moisson d’informations
non seulement sur les progrès soviétiques en armes stratégiques mais aussi sur
les bases navales, complexes industriels, lignes ferroviaires et détails
géographiques nécessaires à la production de cartes détaillées à l’usage de
l’aviation étasunienne » (O’Toole, 1991, p. 466-7).
C’est dans ce contexte qu’il
faut placer les événements de Hongrie. Leur issue catastrophique était-elle
inévitable ? La question est licite et peut-être juste : celui qui la
suggère est un historien qu’on peut considérer comme exceptionnel du fait qu’il
a aussi été un homme d’Etat de premier plan. Reconstruisons de façon
synthétique les événements en compagnie de Henry Kissinger. Avant d’exploser en
Hongrie, la révolution nationale fait un essai d’abord en Pologne. Mais là,
avec la formation du gouvernement Gromulka, on arrive à un compromis qui
élimine les aspects les plus humiliants et odieux du contrôle par le Grand
Frère.
Pendant quelques temps, un
compromis analogue et peut-être même plus avancé semble se dessiner à Budapest,
d’autant plus que l’URSS, à ce moment-là, a commencé une marche d’approche à
l’égard de la Yougoslavie de Tito ; une articulation semble ainsi se
dessiner dans le camp socialiste, plus respectueuse de l’autonomie nationale de
chaque pays. Le 28 octobre les chars du Grand Frère commencent à se
retirer : le leader soviétique semble résigné à la naissance d’une
« Hongrie titiste » (Kissinger, 1994, p. 556-7). Des documents et
informations provenant de Russie confirment les doutes et les incertitudes qui
ont précédé l’utilisation de la force. La transcription que nous a laissée V.
N. Malin (chef du département général du Comité Central du PCUS) du débat qui a
eu lieu aux sommets du pouvoir soviétique et au cours des consultations avec
les dirigeants des partis « frères » nous révèle un Khrouchtchev
conscient de l’appui fourni par les « ouvriers » à la révolte,
préoccupé de ne pas être placé sur le même plan que les Français et les Anglais
(qui à ce moment-là se déchaînent en Egypte) et qui, le 30 octobre encore,
prend en considération la « voie pacifique » du « retrait des
troupes » et des « négociations » (in Garton Ash, 1996, p. 18).
Pourquoi, alors, l’intervention militaire a-t-elle lieu le 4 novembre ? Il
est peu probable qu’elle n’ait été déterminée que par les discussions à
l’intérieur du PCUS et du mouvement communiste international. Les événements au
Moyen-Orient ont dû aussi contribuer à l’encourager. Ces événements
distrayaient l’attention de l’opinion publique internationale loin de l’Europe
orientale. En outre : pourquoi donc l’URSS aurait-elle dû faire preuve de
modération, quand la Grande-Bretagne et la France, ayant bloqué par leur veto
les résolutions de l’ONU, continuaient, de conserve avec Israël, leur attaque
contre l’Egypte ?
Mais pour comprendre les
raisons de l’intervention soviétique, il est important surtout d’analyser le
développement des événements en Hongrie. Malgré le compromis de type
« titiste », qui semble se dessiner pendant quelques temps, la révolte
continue. Elle est alimentée aussi par les transmissions radio provenant de
l’Occident. Elles sont un aspect essentiel de la guerre froide. Plus encore
qu’instrument de propagande, elles constituent une arme pour les deux parties
engagées dans le conflit : la construction d’une efficiente
« Psychological Warfare Workshop » est une des premières tâches que
s’assigne la Cia (E. Thomas, 1995, p.
33). Dès novembre 1945, l’ambassadeur étasunien à Moscou, Harriman,
avait invoqué l’installation de puissantes stations radio capables de
transmettre dans toutes les différentes langues de l’Union Soviétique (H.
Thomas, 1988, p. 223). Dans les journées de la révolte hongroise, décisivement
incendiaire est le ton de Radio Free Europe qui peut compter, en plus de
sa puissante centrale de Munich, sur une douzaine de petites stations radio
installées clandestinement en Hongrie (E. Thomas, 1995, p. 142). Le 29 octobre
voici comment est commentée l’ascension, quelques jours plus tôt, de Imre Nagy
à la charge de premier ministre :
« Imre Nagy et ses
disciples désirent reprendre et réactualiser l’épisode du Cheval de Troie. Ils
ont besoin d’un cessez-le-feu afin que l’actuel gouvernement au pouvoir à
Budapest puisse conserver sa position le plus longtemps possible. Ceux qui sont
en train de lutter pour la liberté ne doivent pas un seul instant perdre de vue
les plans mis en acte par le gouvernement pour les combattre ».
Le jour suivant, le 30
octobre, Imre Nagy met fin au monopole politique communiste et au régime du
parti unique, en formant une coalition de gouvernement dans laquelle sont
présents tous les partis qui ont participé aux élections de 1946, élections qui
ont précédé l’avènement du régime communiste. La révolution nationale semble
avoir atteint ses objectifs essentiels, mais Radio Free Europe continue
à être implacable :
«Le ministère de la Défense et
le ministère de l’Intérieur sont encore dans des mains communistes. Combattants
de la Liberté, ne tolérez pas que perdure cet état de choses. Ne déposez pas les
armes » (in Kissinger, 1994, p.557).
Plus tard Nagy sera
« exécuté » par les soviétiques, mais pour le moment ce sont les
transmissions radio de la Cia qui déclenchent une campagne forcenée de haine
contre lui. Aucun crédit, aucune trêve même ne peut être concédée à un homme
politique qui a « du sang sur les mains ». Ainsi :
« Où sont les traîtres […]
Qui sont les assassins ? Ce sont Imre Nagy et son gouvernement (...) Seul
le cardinal Mindszenty a parlé en intrépide […] Imre Nagy est un moscovite jusqu’au
fond de lui » (in Garton Ash, 1996, p. 19).
Par un humour involontaire,
l’actuelle présidente (en 1996, NdT) de Radio Free Europe/ Radio
Liberty regrette d’avoir été « froide », il y a quarante ans,
« à l’égard du gouvernement Nagy » ! (Klose, 1996). Mais
revenons au développement des événements de 1956. L’URSS intervient quand elle
en arrive à la conclusion que Nagy n’est qu’une figure de transition, derrière
laquelle des milieux et des personnages bien plus inquiétants s’agitent et sont
en train de prendre le dessus. Les incitations incessantes à la violence de Radio
Free Europe semblent jouir d’une autorité particulière, du fait qu’aucun
appel à la modération et au réalisme politique et géopolitique ne provient de
Washington. Kissinger observe :
« Les Etats-Unis
n’expliquent jamais les limites de l’appui américain au gouvernement hongrois
nouveau-né et inexpert. Et ils ne se servent pas des multiples canaux dont ils
disposent pour donner des conseils aux Hongrois sur comment consolider leurs succès
avant d’entreprendre des pas ultérieurs et irrévocables » (Kissinger,
1994, p. 563).
Tout ceci s’avère d’autant plus
étrange et surprenant que les dirigeants étasuniens semblent ne faire aucun
effort pour décourager l’intervention soviétique qui pourtant, face au
collapsus évident du régime communiste et à la grave crise de l’ordonnancement
scellé à Yalta, se profile de plus en plus nettement à l’horizon :
« Aucun avertissement ne
fut lancé à Moscou pour dire que l’usage de la force allait mettre en danger
ses relations avec Washington […] En tout cas, l’administration Eisenhower ne
fit aucun effort pour hausser le prix de l’intervention soviétique […] Le
Kremlin ne paya quasiment aucun prix pour ses actes, pas même sur le plan
économique » (Kissinger, 1994, p. 557-563).
Dans son intervention au Sénat,
Dulles avait affirmé que la politique étasunienne de « libération »
devait être continuée avec décision en évitant cependant de provoquer
« une guerre générale » ou bien « une insurrection qui serait
réprimée avec une violence sanglante » (in Hofstadter et Hofstadter, 1982,
vol. p. 431). Et, au contraire, pendant les jours de la révolte, non seulement
les appels à la violence de Radio Free Europe s’avèrent incessants, mais
les signes mêmes de possibles aides qui viendraient de l’Occident ne font pas
défaut. On comprend bien alors que, à l’occasion d’un colloque récent à
Budapest sur les événements survenus il y a quarante ans, un vieux combattant
de 1956 ait considérés les transmissions radio de la Cia comme responsables de
la « mort de milliers de jeunes hongrois » (Garton Ash, 1996, p. 19).
Ressentiment compréhensible et
qui met en évidence en tous cas un problème réel : le net contraste entre
l’outrance des transmissions radio et l’extrême prudence de l’administration
étasunienne doit-il être attribué à la désorganisation, à l’absence de
coordination entre leadership politique et direction de Radio Free Europe ?
Cette thèse de Kissinger ne paraît pas très convaincante, surtout s’il l’on
tient compte du fait que celui qui dirige la Cia à ce moment-là est Allen
Dulles, le frère du Secrétaire d’Etat John Foster. En tous cas, la présumée
« désorganisation » semble révéler une logique, et une logique même
assez stricte : bien plus que l’émergence d’une Hongrie titiste, ce qui
semble servir la cause de la victoire étasunienne dans la guerre froide est un
affrontement violent et sans perspective, la répression sanglante d’une
répression nationale.
Kissinger observe encore :
« Après une période de terreur sanguinaire, Kadar se dirigea peu à peu
vers les objectifs tracés par Nagy, fut-ce en s’arrêtant immédiatement en deçà
du retrait du Pacte de Varsovie » (Kissinger, 1994, p. 567). Mais dans
l’intervalle, l’URSS s’est largement discréditée aux yeux de l’opinion publique
internationale, tandis qu’à l’intérieur du « camp socialiste » les
contradictions nationales se font de plus en plus aigues.
3. Mouvement communiste et
question nationale
Les événements historiques de la Hongrie se configurent comme la
synthèse et la métaphore de l’histoire du mouvement communiste international
dans son ensemble. En mars 1919, Bela Kun arrive au pouvoir porté par un large
consensus national, qui embrasse aussi la bourgeoisie et qui voit dans les
communistes l’unique force capable de sauver l’intégrité territoriale du pays
menacée par les manœuvres de l’Entente : celle-ci s’emploie à créer un
cordon sanitaire anti-URSS, en donnant même son feu vert aux visées
annexionnistes venant de Tchécoslovaquie et de Roumanie (Kolko, 1994, p.
159) ; à juste titre a-t-on observé que « cette révolution pacifique
fut le produit d’un orgueil national blessé » (Mayer, 1967, p. 554). A la
veille de l’arrivée au pouvoir de Bela Kun, Alexander Garbai, un des leaders du
parti socialiste déclare :
« A Paris ils s’emploient à
une paix impérialiste […] De l’Ouest nous ne pouvons rien attendre d’autre qu’une
paix-diktat […] L’Entente nous a obligés à suivre une nouvelle voie qui grâce à
l’Est nous assurera ce que l’Ouest nous a refusé » (in Mayer, 1967, p.
551-2).
Bela Kun lui-même voit une
« phase nationale » de la révolution hongroise précéder la
« révolution sociale » proprement dite (in Mayer, 1967, p. 540).
Quarante ans après environ, les choses
semblent se renverser : le 1er novembre 1956, celui qui, à
juste titre, parle de « révolution nationale » est Imre Nagy (in
Kissinger, 1994, p. 561) ; et les Hongrois croient pouvoir la réaliser en
se tournant cette fois vers l’Ouest. Et de même qu’après la première guerre
mondiale, les sentiments nationaux de la Hongrie sont humiliés (puis le
gouvernement de Bela Kun renversé) au nom du cordon sanitaire anti-soviétique,
ainsi ces mêmes sentiments nationaux sont à présent brutalement piétinés au nom
du contre-cordon sanitaire dont l’URSS a besoin contre l’Allemagne et l’Otan.
La parabole du communisme
hongrois est la parabole du mouvement communiste international. Un paradoxe ou
une contradiction de fond traverse son histoire. Sa formation et son
développement ne se peuvent comprendre sans la prise de conscience de
l’ « énorme importance de la
question nationale » (Lénine, 1955, vol. XXI, p. 90). L’expression est de
Lénine, lequel, dans une polémique avec Kautsky, souligne que la question
nationale peut se manifester non seulement dans les pays coloniaux mais aussi
en Europe et jusqu’au cœur même de l’Europe et de la métropole capitaliste la
plus avancée. L’expansion du mouvement communiste coïncide avec sa capacité à
prendre la tête des mouvements de libération nationale : la page la plus épique
est peut-être la Longue Marche des communistes chinois qui parcourent des
milliers de kilomètres dans des conditions dramatiques pour aller combattre les
envahisseurs japonais ; mais que l’on pense aussi à la « grande
guerre patriotique » contre l’armée hitlérienne (engagée à construire à
l’Est l’empire colonial du Troisième Reich), qui permet à Staline de ravauder,
au moins pendant quelques temps, les déchirures et les lacérations provoquées
par la politique de terreur qu’il a développée à l’encontre aussi des minorités
nationales. La question nationale fait sentir son poids même dans les pays
capitalistes développés. En 1916, quand il réaffirme le caractère impérialiste
du premier conflit mondial, Lénine toutefois observe que si celui-ci se
concluait « avec des victoires de type napoléonien et avec la soumission
de toute une série d’Etats nationaux capables d’une vie autonome […], alors une
grande guerre nationale était possible en Europe » (Lénine, 1955, vol.
XXII, p. 308). La situation évoquée ici finit par arriver environ vingt cinq
ans après, et le très fort enracinement populaire des communistes dans des pays
comme la France et l’Italie ne peut s’expliquer sans leur capacité à
interpréter et développer la Résistance partisane comme, aussi, un mouvement de
libération nationale.
Et pourtant la question nationale,
qui émerge de façon si dramatique dans la révolte hongroise, joue un rôle
décisif dans la dissolution du « camp socialiste » et de l’Union
Soviétique même. Penchons-nous sur les moments les plus graves de crise et de
discrédit du « socialisme réel » : 1948 (rupture de l’URSS avec
la Yougoslavie) ; 1956 (invasion de la Hongrie) ; 1968 (invasion de
la Tchécoslovaquie) ; 1981 (loi martiale en Pologne pour prévenir une
possible intervention « fraternelle » de l’URSS et mettre un frein au
mouvement d’opposition qui a une large audience en faisant aussi appel à
l’identité nationale foulée au pied par le Grand frère). Ces crises ont en
commun la centralité de la question nationale. Ce n’est pas un hasard si la
dissolution du camp socialiste a commencé à la périphérie de l’empire, dans les
pays tolérant mal depuis longtemps la souveraineté limitée qu’on leur
imposait ; à l’intérieur de l’Union soviétique aussi, avant même l’obscur
«coup d’état » d’août 1991, la poussée décisive à l'écroulement final est
venue de l'agitation des pays baltiques, dans lesquels le socialisme avait été
« exporté » en 1939-40 : dans un certain sens, la question nationale,
qui a fortement favorisé la victoire de la révolution d'Octobre, a marqué aussi
la fin du cycle historique qui s’était ouvert avec elle.
Dans le bilan historique et
autocritique qu’il trace, Fidel Castro en est venu à cette conclusion
significative : «Nous socialistes, avons commis une erreur en sous-évaluant la
force du nationalisme et de la religion » (Schlesinger jr., 1992, p. 25)
(il ne faut pas oublier que la religion elle-même peut constituer un moment
essentiel de la construction de l'identité nationale : qu'on pense à des pays comme la Pologne et
l'Irlande ; et aujourd'hui, peut-être peut-on faire un discours analogue en
référence aussi au monde islamique). Mais peut-être convient-il ici de rappeler
une page d'extraordinaire lucidité et clairvoyance de Lénine, celle dans
laquelle le dirigeant bolchevique souligne la persistance de la question
nationale même après le passage d'un ou plusieurs pays au socialisme : il est
bien possible que le prolétariat victorieux continue à exprimer des tendances
chauvinistes ou hégémoniques, et alors « sont possibles soit des
révolutions -contre l'Etat socialiste- soit des guerres » (Lénine, 19(5,
vol. XXII, p. 350).
Togliatti à son tour ne semble
pas se rendre compte de l' « énorme
importance de la question nationale » même dans le cadre du camp
socialiste quand il s'associe à la condamnation infâmante de Tito en 1948 et de
Nagy en 1956. Mais -disons le une fois pour toutes- les opposants à l'intérieur
du PCI ne font certes pas preuve d’une plus grande lucidité, voire révèlent un
degré d'incompréhension sans aucun doute inférieur. Car même quand il la
liquide comme une simple Vendée, le dirigeant communiste a conscience du fait
que la révolution nationale hongroise tend, à ce moment-là et dans ce
contexte-là, à être dirigée par des forces qui ne se limitent pas à mettre en
discussion le « stalinisme ». Cette prise de position [de Togliatti] est
par contre perçue par les « cent-un » intellectuels -qui signent un
manifeste de protestation[1]-
comme une volonté de « calomnier la
classe ouvrière hongroise » (in Ajello, 1979, p. 537). À une analyse
historique concrète, fut-elle distordue par la sous-évaluation de la question
nationale, était ainsi opposée la vision édifiante d'une classe ouvrière qui,
par sa seule présence physique, aurait garanti le caractère progressiste et
socialiste du mouvement. Aujourd’hui les éléments constitutifs de la tragédie
de 1956 s'avèrent clairs : d'un côté, les pays de l'Europe orientale menacés
depuis toujours dans leur intégrité et jusque dans leur existence par les
voisins plus puissants et qui voient piétiné même par l'URSS le principe de
l'indépendance nationale et de la souveraineté étatique ; de l'autre côté,
justement, cette Union Soviétique qui dans l' « exportation » du
socialisme trouve aussi un instrument pour élargir et consolider le
contre-cordon sanitaire dont elle pense avoir désespérément besoin après
l'expérience du second conflit mondial et après l'éclatement de la guerre
froide. A la dure réalité de ce conflit, le manifeste des « cent un »
substitue l'image auto-consolatoire de tout un peuple qui au nom du socialisme
authentique se rebelle contre le « stalinisme », contre un régime qui
semble ne plonger ses racines que dans les caprices d'un tyran.
On peut rappeler un épisode
révélateur à ce sujet. Quand il publie en 1965 son Scrittori e popolo (Ecrivains
et peuple), Asor Rosa, qui dix ans auparavant a rompu avec le parti
communiste justement sur la vague de l' « inoubliable » 1956,
condamne « la politique d'unité
nationale » suivie par le PCI pendant la Résistance, « cette
stratégie, qui amènera plus tard à concevoir la voie italienne au socialisme
comme nécessairement liée à la mise en oeuvre de la Constitution et des
réformes bourgeoises ». Et il condamne Togliatti qui, de retour en Italie
après son long exil, affirme que « la classe ouvrière n'a jamais été
étrangère aux intérêts de la nation » ; les « communistes
togliattiens et gramsciens » dans leur ensemble sont accusés d'une part de
répéter des catégories et mots d'ordre staliniens, et d'autre part d'être
« les derniers représentants attardés » du « Risorgimento
démocratique, garibaldien, mazzinien, carduccien » (Asor Rosa, 1969, p.
156-7 et note). Relu aujourd'hui, ce réquisitoire ne peut susciter qu'un soupir
: ah si Staline et Togliatti s'en étaient tenus avec cohérence à l'orientation
qui leur est aujourd'hui imputée de façon si âpre ! Au lieu d’incriminer
l'oubli de la question nationale en Europe orientale, Asor Rosa et nombre
d'autres « dissidents » reprocheront à Staline et à Togliatti l'attention
qu'ils ont portée à la question nationale en Occident !
A cette vision
qui refoule ou ignore la géopolitique autant que l’histoire, le secrétaire du
PCI ne pouvait certainement pas adhérer. Il savait, d’une façon ou d’une autre,
que des « unités » spéciales au service de la Cia « étaient déjà
à l’œuvre à Budapest au moment de la révolte et assistaient les insurgés
hongrois, tandis que d’autres s’étaient infiltrées à Prague et à
Bucarest » (O’Toole, 1991, p. 470) ; le dirigeant communiste savait
que la Cia avait hérité de l’organisation d’espionnage du Troisième Reich en
Europe orientale et qu’avec celle-ci elle avait organisé « des opérations
paramilitaires conjointes en Europe orientale et en Union Soviétique à la fin
des années 40 et au début des années 50 » (E. Thomas, 1995, p. 35-6 ;
O’Toole, 1991, p. 454). Le tort de Togliatti était d’absolutiser cet aspect et
de considérer la question nationale ou bien comme définitivement dépassée à
l’intérieur du « camp socialiste » ou bien d’importance secondaire
dans le cadre du conflit planétaire alors en cours. Pourquoi, alors, aurait-il
dû s’émouvoir pour les victimes des chars soviétiques plus que pour les
victimes des avions anglo-français et des chars israéliens au
Moyen-Orient ? Nous savons aujourd’hui par les autorités hongroises que le
nombre des morts de ces journées tragiques se monte à 2500 (Vannuccini, 1996,
p. 17) ; neuf ans auparavant, au début de 1947, la répression déchaînée
contre les habitants de Formose par le Kuomintang avait fait environ 10.000 morts
(Lutzker, 1987, p. 178). Et en 1956 Tchang Kai-Tchek continuait encore à jouir
du plein appui des Usa qui s’obstinaient même à le considérer comme le
représentant légitime unique du peuple chinois ! Ce sont les années –a
rappelé récemment Sergio Romano- où « les industriels, comme Vittorio
Valletta, allaient à Washington pour être autorisés à conclure un accord avec
les soviétiques » (Romano, 1995, p. 68-9) : pouvait-on prendre au
sérieux le mépris des journaux de ces mêmes industriels à propos de la limitation
de la souveraineté en Europe orientale ? Avaient-ils protesté contre
l’intervention de la Cia, quelques années plus tôt, en Iran et au Guatemala,
avec le renversement de gouvernements bien plus démocratiques que ceux qui ont
ensuite été installés avec l’appui étasunien ?
4. Tiers Monde et conscience de la
question nationale
C’est
à peu près en ces termes qu’argumentaient Togliatti et une bonne partie des
dirigeants communistes occidentaux lesquels, d’ailleurs, n’étaient pas si
isolés dans l’opinion publique internationale. A l’ONU, les représentants des
pays non-alignés comme l’Inde et la Yougoslavie condamnent l’Angleterre et la
France pour l’aventure de Suez mais se montrent beaucoup plus prudents et
réservés en ce qui concerne l’intervention soviétique en Hongrie. La raison de
cette attitude différente n’est pas à rechercher dans l’ingénuité ou dans la
duplicité. En réalité, les dirigeants des pays non-alignés sont tout à fait
lucides sur le poids de la question nationale même en Europe orientale. Dans
son discours prononcé à Pola le 11 novembre 1956, Tito fait le lien entre les
événements de Hongrie et de Pologne et le traitement infligé par l’URSS à la
Yougoslavie en 1948 :
« Nous devons nous référer à l’année
1948 quand pour la première fois la Yougoslavie donna une réponse ferme à
Staline, en disant qu’elle désirait être indépendante, et édifier sa
propre existence et que le socialisme dans notre pays ne permet à personne
d’interférer dans nos affaires internes […] Nous avons prévenu que les
tendances qui avaient provoqué en Yougoslavie une résistance aussi puissante
existaient dans tous les pays et qu’un jour elles pourraient s’exprimer aussi
dans ces pays (c’est-à-dire dans le camp socialiste, ndr.) et, en conséquence, que
la situation serait beaucoup plus difficile à affronter ! » (in
Bass-Marbury, 1962, p. 57-9).
Plus tard c’est Nehru qui allait
tracer ce bilan significatif : « Les événements de 1956 montrent que
le communisme, s’il est imposé de l’extérieur, ne peut pas durer. Je veux dire
que si le communisme va contre le sentiment national diffus il ne sera pas
accepté » (Brecher, 1965, p. 47).
Si même les dirigeants chinois
soutiennent et peut-être même sollicitent l’intervention soviétique en Hongrie,
ils ont cependant le souci de mettre en garde contre « la tendance au
chauvinisme de grande nation », même si, plus que de l’attribuer à un pays
particulier, ils insèrent cette tendance dans un cadre historique et de philosophie de l’histoire :
« La solidarité
internationale des partis communistes est un rapport de type complètement
nouveau dans l’histoire de l’humanité. Il est naturel que son développement ne
puisse être exempt de difficultés […] Quand les partis communistes ont entre
eux des rapports fondés sur l’égalité des droits et réalisent l’unité théorique
et pratique à travers des consultations véritables et non formelles, leur
solidarité augmente. Au contraire si dans ces rapports un parti impose son
opinion aux autres, ou bien si les partis adoptent la méthode de s’ingérer dans
les affaires intérieures de l’un ou de l’autre plutôt que celle des suggestions
et des critiques fraternelles, leur solidarité est compromise. Du fait que les
partis communistes des pays socialistes assument déjà la responsabilité de
diriger les affaires de l’Etat, et que les rapports entre partis s’étendent
souvent directement aux rapports de pays à pays et de peuple à peuple, le bon
règlement de ces rapports est devenu un problème qui exige la plus grande
circonspection » (« Renmin Ribao », 1971, p. 36-7).
Par
ailleurs, dès l’éclatement de la guerre froide, Mao avait observé que la vision
bipolaire du monde distordait la complexité des rapports et contradictions
internationaux et qu’elle était en réalité au service d’une logique de
domination. Au cours d’une conversation avec une journaliste étasunienne
d’orientation communiste (Anne Louise Strong), en août 1946, le dirigeant
communiste chinois avait déclaré :
« Les
Etats-Unis et l’Union Soviétique sont séparés par une zone très vaste qui comprend
de nombreux pays capitalistes, coloniaux et semi-coloniaux en Europe, en Asie
et en Afrique. Tant que les réactionnaires étasuniens n’auront pas assujetti
ces pays, une attaque contre l’Union Soviétique est hors de question. [Les
Etats-Unis] contrôlent depuis longtemps l’Amérique centrale et méridionale, et
essaient d’avoir le contrôle même de l’Empire britannique dans sa totalité et
de l’Europe occidentale. Sous divers prétextes, les Etats-Unis adoptent des
dispositions unilatérales à grande échelle et installent des bases militaires
dans de nombreux pays […] Actuellement […] ce n’est pas l’Union Soviétique mais
les pays dans lesquels ces bases militaires sont installées qui sont les
premiers à subir l’agression étasunienne » (Mao Tsétoung, 1975, p. 95-6).
C’est-à-dire qu’en brandissant le
drapeau de la croisade anti-soviétique, les Usa mettaient en même temps sous
leur contrôle les « alliés » eux-mêmes. C’est à partir de là qu’on
peut comprendre la mise en garde de 1956 contre le « chauvinisme de grande
nation ». Mais les dirigeants soviétiques ne semblent pas prêter une
grande attention à cette mise en garde. Au contraire, le successeur de
Khrouchtchev, Brejnev, ira plus tard jusqu’à théoriser la « dictature
internationale du prolétariat » c’est-à-dire la souveraineté limitée des
pays faisant partie d’une communauté socialiste internationale à considérer
désormais comme une entité unique ayant son centre à Moscou. En ce point,
Mao et les communistes chinois appliqueront de façon explicite même à l’Union
Soviétique l’analyse qu’ils avaient faite en 1946 à propos des Usa.
Pourquoi alors les dirigeants des
pays non-alignés et plus proches du Tiers Monde font-ils preuve malgré tout d’une
certaine compréhension pour l’URSS ? Tito, qui en 1948 avait su résister à
Staline et qui quelques années plus tard avait probablement encouragé en Europe
orientale les aspirations « titistes » férocement réprimées par les
groupes dirigeants plus étroitement liés à Moscou, en arrive huit ans après à
la conclusion que, au moins en ce qui concerne la seconde intervention
soviétique en Hongrie, celle-ci « malgré les objections contre
l’interférence […] fut nécessaire ».
- Europe orientale, Moyen-Orient, Extrême-Orient
Comment expliquer ce paradoxe ? La crise en Europe orientale s'avère
étroitement intriquée à celle qui a lieu
au Moyen-Orient, et pas seulement du fait que Grande-Bretagne et France,
protagonistes de l'aventure coloniale de Suez, sont au premier rang dans la
croisade contre l'URSS. Dulles refuse le financement de la digue d'Assouan à
Nasser après que celui-ci a accepté des armes de la Tchécoslovaquie ; le
rapport Khrouchtchev, dont la publication marque le début de la crise de 1956 en
Europe orientale, est fourni par le Mossad à la CIA (Black Morris, 1991, p.
168-9). Les deux crises en Europe
orientale et au Moyen-Orient s'avèrent à leur tout intriquées à celle qui se
développe en Extrême-Orient. Nasser provoque la colère du secrétaire d'Etat
étasunien du fait, aussi, que l'Egypte reconnaît diplomatiquement la République
Populaire Chinoise : les Usa sont engagés à isoler et à bloquer par tous les
moyens les tentatives du grand pays asiatique de réaliser enfin l'unité nationale,
tournant le dos à des décennies ou des siècles d'humiliation coloniale. Il se
préoccupe avant tout de récupérer Quemoy et Matsu, deux îles qui -souligne
Churchill dans une lettre à Eisenhower du 15 février 1955- « sont au large
de la côte », et « sont juridiquement une partie de la Chine »,
laquelle poursuit « un objectif national et militaire évident, à savoir
éliminer une tête de pont qui se prête merveilleusement à une invasion de la
Chine continentale (par l'armée de Tchang Kai-Tchek, installé à Taiwan et armé
et soutenu par les USA) (Boyle, 1990, p.193).
Ces considérations n'empêchent
pas le président étasunien de brandir l'arme atomique. Les dirigeants de la
République Populaire Chinoise ne sont pas les seuls à se sentir menacés.
Revenons au discours d'investiture d'Eisenhower qui exprime son soutien aux
Français engagés en Indochine. L’appui n'est pas seulement de caractère
politique : en 1954, les dépenses de la présence militaire française sont
soutenues pour 80% par les Etats-Unis (Boyle, 1990, p. 135). C'est l'aspect
militaire surtout qui est important. Dans ses mémoires, l'ex-président du
Conseil français, Bidault, rapporte qu’à la veille de Dien Bien Phu, Dulles lui
aurait proposé : « Et si nous vous donnions deux bombes atomiques ?» (à utiliser, bien sûr,
immédiatement) (Fontaine, 1967 vol. II, p.114).
On comprend bien alors
l'attitude prise en 1956 par les dirigeants des pays non-alignés et du Tiers
Monde. Bien que conscients du caractère national de la révolution hongroise,
ils sont portés à croire que la principale menace contre les mouvements de
libération et d'indépendance nationale provient de l'Occident, et pas seulement
à cause de la présence à l'intérieur de celui-ci de deux puissances
explicitement colonialistes comme l'Angleterre et la France, mais aussi à cause
de la politique conduite par les Usa en Asie.
Il faut cependant noter que, entre
Extrême-Orient et Moyen-Orient, les positions étasuniennes et britanniques
connaissent un renversement complet. Dans le premier cas, ce sont les Usa qui
mettent en garde contre un nouveau Munich. Eisenhower répond ainsi à Churchill
:
« Si je peux encore faire
référence à l'histoire, en n'agissant pas de façon unitaire et en temps voulu,
nous n'arrivâmes pas à bloquer Hirohito, Mussolini et Hitler. Cela signifia le
début de longues années d’une sombre tragédie et d’un danger désespéré. Nos
nations ont-elles appris quelque chose de cette leçon ? » (Boyle, 1990,
p.138).
A l'occasion de la crise de
Suez, Eden cherche lui aussi en vain à avoir recours au jeu des analogies
historiques : « Nasser est un paranoïaque et il a la même structure mentale que Hitler »
(Freiberger, 1992, p. 165 et 252). Quelquefois, le leader égyptien est comparé
à Mussolini, mais seulement pour pouvoir le décrire comme valet du véritable
Hitler qui siège à Moscou (Khrouchtchev), sur le modèle du rapport de
subalternité et de servilité du Duce italien avec le Führer allemand. C’est
dans ce sens qu’Eden définit Nasser comme « une sorte de Mussolini
musulman » (Freiberger, 1992, p. 178 et 263). Une chose demeure cependant
claire pour les dirigeants de la Grande-Bretagne (et de la France) : tout
fléchissement ou compromis concernant les droits revendiqués par l'Angleterre
sur le canal de Suez aurait signifié une réédition de la funeste politique d'appeasement
qui, à l'époque, avait encouragé Hitler dans sa course au pouvoir mondial. Les
Etats-Unis ne se laissent pas pour autant
tromper, en étant désormais sur le point de supplanter au Moyen-Orient
les « alliés » occidentaux ; et, dans une conversation avec
Eisenhower, Dulles souligne que ce n'est pas tant Suez qui est en jeu,
« mais l'Algérie pour les Français et le Golfe Persique pour les
Anglais » (Freiberger, 1992, p. 190). C'est-à-dire que les premiers
veulent infliger une leçon à l'Egypte de Nasser pour décourager et liquider le
mouvement de libération nationale en Algérie, et les seconds pour renforcer
leur contrôle sur une zone de grande importance stratégique et pétrolifère.
L'administration étasunienne est
inébranlable. Si, selon l'observation déjà vue de Kissinger, pour l'invasion de
la Hongrie l'URSS ne paye aucun prix, pas même sur le plan économique, pour
l'aventure en Egypte la Grande-Bretagne se trouve placée devant un terrible
dilemme :
« Washington rappelait avec brutalité à l’Angleterre sa dépendance
financière en vendant de la livre à tour de bras. Cette attaque se développait
avec une rapidité qui, écrit Eden dans ses mémoires, "pouvait nous mettre dans
une situation désastreuse". Il chercha en vain à joindre Eisenhower au
téléphone. C'était la nuit des élections et tout ce qu'il reçut fut une
communication de son ambassadeur à Washington suivant laquelle, si la baisse
des sterling se prolongeait, le Royaume -Uni serait menacé de faillite »
(Fontaine, 1967, vol. II, p. 280).
C'est un comportement qui s'avère
d'autant plus dur qu'il paraît inattendu à ceux qui sont obligés de le subir.
Et d'aucuns n'auront pas manqué de faire l'hypothèse selon laquelle les Usa « avaient
monté un piège à leurs alliés en les laissant faire, sinon en les encourageant
discrètement, pour mieux substituer leur impérialisme au leur ».
« Bien audacieuse» ou même fantaisiste : c'est le jugement que semble
faire l'historien de la guerre froide que nous avons cité (Fontaine, 1967, vol. II, p. 270). Il
reste cependant à expliquer le fait qu les Usa sont absolument plus inflexibles
à l'égard de leurs alliés, Grande-Bretagne et France, qu'à l'égard de l'Union
Soviétique.
En réalité, depuis un moment
déjà l'administration étasunienne éprouvait une « frustration » à
cause de la « présence impériale britannique permanente dans la
région ». Le renversement du régime de Farouk par les Officiers Libres en
juillet 1952 est caractérisé non seulement par la « participation de
Washington au coup d'Etat » mais
aussi par les « tentatives des Etats-Unis, à l'insu des Britanniques,
de réorienter la politique égyptienne » (Freiberger, 1992, p. 9 et 26). De
façon significative la crise de Suez se conclut avec la proclamation de la
doctrine Eisenhower, sur la base de quoi « les Etats-Unis considèrent
comme vital pour leurs intérêts nationaux et pour la paix mondiale la
conservation de l'indépendance et de l'intégrité des nations du
Moyen-Orient » et se déclarent prêts à faire usage de la force militaire
pour atteindre ces objectifs (Commager, 1963, vol. II, p. 647). Par une ironie
de l'histoire, c'est exactement après la proclamation de cette doctrine
qu'adviennent au Moyen-Orient les bouleversements les plus colossaux. La carte
géographique s'y trouve continuellement redessinée : Egypte, Syrie, Liban sont
contraints de céder des territoires à Israël soutenu par les Usa, lesquels sont
aujourd'hui encore engagés dans des opérations et des tentatives de
démembrement de l'Irak. Mais, malgré les apparences, tout ceci n'est pas en
contradiction avec la doctrine Eisenhower qui, en substance, signe le passage,
de la Grande-Bretagne aux Usa, du contrôle impérial d'une zone d'importance
stratégique décisive.
- Une seule Monroe en conclusion de la « troisième guerre mondiale »
Pour décrire la période qui va de 1945-46 jusqu'à l'écroulement de
l'URSS, un auteur étasunien, qui a travaillé pendant des décennies à la Cia,
préfère parler de « troisième guerre mondiale » (Gates, 1996). La
catégorie de guerre froide s'avère inadéquate, et pas seulement du fait que
dans les aires périphériques celle-ci devient parfois terriblement chaude.
Jusqu'en ce qui concerne l'affrontement direct entre les deux principaux
antagonistes, même si le front le plus immédiatement évident est celui de la
bataille politico-diplomatique, économique et propagandiste, ne perdons pas de
vue le terrible bras de fer militaire qui, bien que n’allant pas jusqu'à
l'affrontement direct et total, n'en reste pas pour autant dépourvu de
conséquences. Il s'agit d'une véritable épreuve de force qui agit en profondeur
sur l’économie et la politique du pays ennemi,
sur sa configuration complète ; c’est une épreuve de force qui vise
aussi la désagrégation des alliances, le « camp » de l'ennemi. Tandis
qu'en 1958 explose à nouveau la crise de Quemoy et Matsu, l'URSS, consciente de
la nette supériorité des Usa, se borne à garantir à la Chine une couverture qui
ne va pas au-delà du territoire continental : le grand pays asiatique est
obligé de renoncer à l'objectif considéré comme « évident » et
légitime même par Churchill. Et à rien n'a servi l'appui fourni deux ans avant
par Mao à un Khrouchtchev engagé à rétablir le contre-cordon sanitaire dont le
pays guide du camp socialiste avait besoin ; l'engagement univoque à
l'intérieur de la lutte entre les deux camps ne semble plus être pour les dirigeants
chinois la voie qui conduit au rétablissement de l'unité nationale et à la fin
de la période des humiliations coloniales. Si ce n'est l'emploi, en tous cas la
menace des armes, et en premier lieu celle des armes nucléaires a joué de façon
concrète, peut-être même décisive, sur le déroulement de la troisième guerre
mondiale. A la lumière de tout cela, il serait opportun de rediscuter la
lecture habituelle, d' « implosion » de l'écroulement de l'URSS
et du camp qu’elle dirigeait.
Mais la catégorie de
« troisième guerre mondiale » ne s'avère persuasive qu'à condition de
ne pas l'interpréter exclusivement comme « guerre civile
internationale » entre deux idéologies opposées et entre deux systèmes
politico-sociaux opposés. Absolutiser
cet aspect, même s’il est essentiel, signifie se fermer à la compréhension du
XXème siècle dans son ensemble. C'est un problème que nous avons
abordé ailleurs (Losurdo, 1996). Il
convient ici de concentrer notre attention sur les Etats-Unis. Au moment de
l'intervention dans le premier conflit mondial, Wilson procède à l'acquisition
des îles Vierges au Danemark, à l'annexion de Porto-Rico, au renforcement du
contrôle sur Cuba, Haïti etc. et à transformer la Mer des Caraïbes en un lac
étasunien (Julien, 1968, cap. IV).
Les Usa ne font peser tout leur poids que dans la phase finale du premier
conflit mondial, alors que les deux parties en présence sont épuisées et
exsangues. Immédiatement après l'intervention, dans une lettre au Colonel
House, Wilson s'exprime ainsi à propos de ses « alliés » :
« Quand la guerre sera finie, nous pourrons les soumettre à notre façon de
penser du fait que, entre autres choses, ils seront financièrement entre nos
mains » (in Kissinger, 1994, p. 224). Pour ce qui concerne le second
conflit mondial, F. D. Roosevelt, qui n'a pas lu au hasard Mac Mahan (le
théoricien et le chantre de la géopolitique et de l'importance stratégique de
la marine de guerre et des bases navales), se préoccupe en premier lieu de
mettre la main sur les bases anglaises en les achetant en 1940, par un échange avec des croiseurs (Losurdo,
1996, p. 143-4). Quelque chose d'analogue se passe au cours de la guerre froide
ou troisième guerre mondiale. Avant de
procéder à l'offensive finale contre la Monroe soviétique, les USA prennent
soin d'englober la Monroe britannique ; d'autre part, en renforçant dans cette
même période la pression militaire et nucléaire contre la Chine, ils commencent
à fêler son alliance avec l'URSS, qui à son tour sort largement discréditée par
la crise hongroise. En ce sens, l'année
1956, c'est-à-dire les années qui vont de Suez à Budapest représentent le
moment de tournant de la troisième guerre mondiale : le moment où commence à
prendre une consistance concrète le « siècle américain » prophétisé
et invoqué depuis des décennies par les théoriciens et les chantres de l'exceptionalism
de la république nord-américaine.
A la crise et à l'écroulement
de l'empire soviétique correspond le
retour triomphal de la doctrine Monroe classique avec l'invasion, désormais
sans problèmes, d'abord de Grenade puis de Panama. Mais cette Monroe tend à
présent à prendre des dimensions planétaires. A l'embargo décrété
unilatéralement aux dépens de Cuba ou de l'Irak, Washington prétend conférer
une valeur universelle. La proclamation de
l' « exceptionnalisme » et du primat étasunien assume des
tonalités de plus en plus emphatiques. Bush : « Je vois l'Amérique comme
un leader, comme l'unique nation ayant un rôle spécial dans le monde ».
Clinton : l'Amérique est « la plus antique démocratie du monde », et
elle « doit continuer à conduire le monde » : « notre mission
est intemporelle ». Kissinger : « Le leadership mondial est inhérent
au pouvoir et aux valeurs américaines ». A peine réélu, Clinton déclare : « Aujourd'hui
j'ai remercié Dieu d'être né américain ». Si en 1953 Eisenhower
s’engageait à souligner la différence « entre leadership mondial et
impérialisme », aujourd'hui cette préoccupation semble disparaître ou se
redimensionner de façon drastique : les idéologues de la politique extérieure
du parti républicain théorisent un « hégémonisme global bénévole »
déployé à partir de Washington (Kristol et Kagan, 1996, p. 20). D'autre part,
c'est à l'empire romain qu'un politologue étasunien réputé compare son pays de
façon récurrente : de même que la Rome antique se servait de la tactique de siège,
ainsi les Usa doivent-ils avoir recours à l'embargo pour dompter ou écraser
leurs ennemis, en réduisant au minimum leurs propres pertes (Luttwak, 1995, p.
116-7).
Un cycle s'est bouclé et un
autre s'ouvre. Le fait qui va aussi contribuer puissamment à la crise de 1956
en Pologne est que la charge de ministre de la défense est assumée par le
maréchal Rokossovski, qui est aussi citoyen russe[2].
Dans la Russie d'Eltsine, pendant une période de temps prolongée la charge de
vice secrétaire du Conseil de Sécurité a été occupée par le « banquier,
pétrolier, entrepreneur télévisé, commerçant et businessman Boris
Berezovski ». Le fait d'avoir « la double nationalité russe et israélienne,
et le double passeport qui s’en suit » n'a pas constitué un obstacle à son
ascension « aux plus grands fastes de la politique russe ». Les
Etats-Unis -commentait ironiquement un réputé journaliste italien au moment de
la « découverte retentissante »- « ont déjà en main les clés
pour le contrôle » de l'armée russe et donc « quelle différence cela fait-il si la
sécurité de la Russie est confiée à un citoyen israélien, ou américain, ou
russe ? » (Chiesa, 1996). Seuls peuvent s'en émouvoir des hommes
politiques prisonniers d'un nationalisme dépassé par l'histoire : voilà le
point de vue des diverses administrations étasuniennes, lesquelles semblent
ainsi faire de nouveau raisonner les slogans et mots d'ordre brandis par les
dirigeants soviétiques dans les années d'or où Moscou dirigeait le « camp
socialiste ».
Brandis maintenant exclusivement
par les Usa, ces slogans et mots d'ordre sont-ils destinés à avoir un succès
durable ? Ils se heurtent déjà à l'opposition explicite de pays (comme la Chine
et la France) qui ont derrière eux une tradition de résistance aux diverses
Monroe. Mais il peut s'avérer intéressant d'écouter aussi une voix provenant
d'un pays qui ne joue pas un rôle de premier plan dans les relations
internationales. Cet essayiste, qui peut se prévaloir de sa longue carrière de
diplomate, appelle l'Italie à « corriger son rapport inégal avec les
Etats-Unis » : « le pays est vassal de l'Amérique » (Etats-Unis,
NdT). Il s'agit de remettre en discussion ou de repenser la présence
militaire étasunienne elle-même sur notre territoire : « Aujourd’hui il
peut se trouver des situations dans lesquelles les bases sont utilisées par les
Américains pour des objectifs qui ne correspondent pas aux intérêts italiens
[...] les bases, donc, sont devenues le point douloureux des rapports
italo-américains » (Romano, 1995, p. 70 et 66-7). Et nous retrouvons
l'observation de Mao Tsétoung, selon qui les bases militaires étasuniennes
avaient en ligne de mire les « zones intermédiaires » bien plus
encore que l'URSS. Sergio Romano conclut ainsi : « Le problème des
rapports italo-américains est surtout un problème de dignité nationale »
(Romano, 1995, p. 77). La question nationale ne s'est pas éclipsée. Les trois
Monroe dont parlait Bevin en 1946, les deux auxquelles Kennedy faisait référence
en 1961 se sont clairement réduites à une, mais rien ne laisse penser que cette
Monroe planétaire soit destinée à durer éternellement.
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[1] Manifesto dei 101, du 29 octobre 1956, signé par des
intellectuels sympathisants ou appartenant au PCI, voir : http://it.wikipedia.org/wiki/Manifesto_dei_101
. NdT.
[2] Le maréchal Rokossovski avait été un des dirigeants de l’Armée Rouge
pendant la grande guerre patriotique. NdT.