Pour
en finir avec l’hypothèque stalinienne
par Jean-Claude Lecas
(Centre national de la recherche scientifique)
Le paradoxe d’aujourd’hui c’est la quasi disparition de l’idée communiste
du débat public, alors que les principes de base du marxisme n’ont jamais
semblé aussi actuels. La faillite de plus en plus évidente de l’idéologie
néolibérale tombe en effet directement sous le coup des analyses du Capital. Loin d’être la solution, le
marché est à l’évidence le problème car, selon la formule de David Harvey,
«rien n’est plus inégalitaire que le traitement égalitaire des inégaux». [1]
[1] David Harvey, A companion
to Marx’s Capital, London, Verso, 2010, Chapitre 11.
La dernière décennie a prouvé que le ‟marché libreˮ est bien intrinsèquement, et non par
accident, une prodigieuse machine à produire des inégalités qui, à leur tour,
sont génératrices d’instabilité et de crise.
Devant ces réalités gênantes, les thuriféraires du capital lancent alors
leur argument-massue : «préférez-vous Staline et le Goulag?» Et malheureusement,
en dépit de sa malhonnêteté, l’argument fait encore mouche. Cette lourde
hypothèque stalinienne, qui est un véritable chèque en blanc au libéralisme,
bloque le débat et paralyse tout l’imaginaire de la gauche. Rien ne doit plus
ressembler à l’URSS. Or, que savons-nous d’elle?
Comme on le verra ici, les ‟crimesˮ
de Staline (fort douteux malgré la réalité des grandes hécatombes des années
1930) n’affectent aucunement la valeur des analyses de Marx. Si l’URSS a bien
été fondée par des marxistes, son histoire réelle (particulièrement sous
Staline) se rapporte davantage aux difficultés rencontrées par un pays pauvre
pour réussir son industrialisation dans un environnement hostile que par les
théories marxiennes. Ce qu’on a appelé ‟construction du socialisme en URSSˮ fut d’abord
une épopée du développement et, malgré la doctrine officielle ‟marxiste-léninisteˮ, le ‟communisme soviétiqueˮ fut surtout un
mythe et un projet, mais non une réalité.
Ceci ne minimise pas l’importance de ce que l’URSS a apporté au monde mais
explique pourquoi son histoire ne contient rien qui puisse complexer les
marxistes d’aujourd’hui ni freiner leur imagination face à la crise.
I. Le socialisme, la Russie, l’histoire
1. Le minimum d’une conception marxiste du socialisme
Les termes ‟socialismeˮ
(Sieyès, 1780) et ‟communismˮ
sont des repères incontournables de la pensée politique moderne dérivés de
l’humanisme égalitaire des Lumières.
Les idées socialistes sont venues au devant de la scène dans les années
1830 où elles cristallisaient l’opposition au ‟laissez-faire‟ libéral (et les libéraux criaient au
socialisme pour empêcher toute réforme). Cependant, et comme chacun le sait,
leur contenu a été profondément modifié par les analyses de Karl Marx. En
effet, les projets utopiques divers proposés par les socialistes de tous poils brocardés
par l’auteur du Capital [2] avaient
tous en commun de chercher des remèdes aux dégâts de la révolution industrielle
par la collaboration de classe.
[2] Voir par exemple la section III
du Manifeste du Parti Communiste, ou
le Socialisme utopique et socialisme scientifique
d’Engels.
En décrivant le mécanisme de l’accroissement du capital par l’exploitation
du travail salarié, Marx démontrait l’antagonisme fondamental du capital et du
travail. Il en situait la raison profonde dans la contradiction entre le
caractère social de la production des richesses et l’appropriation privée de la
plus-value. La conséquence? Une augmentation continuelle des inégalités et des
crises économiques cycliques. Après Marx, le socialisme impliquait donc par définition
de mettre fin à cette contradiction fondamentale du capitalisme par la
socialisation des moyens de production et d’échange. Cette évolution était
également considérée comme une étape vers le projet idéal d’une société future
sans classes qui soit aussi une société d’abondance: la société communiste.
Depuis lors, pour un marxiste, le socialisme est un état supérieur du
développement de la société qui succède au capitalisme en éliminant ses tares.
Au delà, l’horizon reste imprécis, admettons-le. Mais de la même façon que le
capitalisme a évincé le féodalisme après une cohabitation de quelques siècles,
il sera lui-même remplacé par le socialisme puis, peut-être, par le communisme.
En conséquence, puisqu’il s’inscrit dans la longue durée de l’évolution
historique, le socialisme ne se décrète pas et ne peut résulter d’aucune
politique volontariste conduite par un parti ou un Etat.
Par certains aspects, la transition vers le socialisme est forcément
graduelle car les bases structurelles de la nouvelle société doivent apparaître
bien avant les changements politiques et institutionnels. Toutefois, ces mêmes
changements peuvent être précipités par d’imprévisibles catastrophes (guerres,
crises économiques, etc.) et c’est alors qu’il faut s’attendre à la résistance
des classes dirigeantes, des détenteurs du capital et de leurs politiciens. La
révolution consiste précisément dans l’élimination de cette résistance, élimination
qui n’est pas nécessairement violente. Contrairement à la propagande officielle
appuyée par un révisionnisme historique aujourd’hui bien installé, les grandes
révolutions ne sont généralement pas violentes. En revanche, la
contre-révolution et la guerre civile qui les suivent sont beaucoup plus meurtrières.
2. La signification
d’Octobre 1917
Une fois posés ces principes ‒ certes un peu sommaires ‒ une question précise apparaît néanmoins :
que s’est-il donc passé en Russie en 1917? Et cette question ne peut recevoir
objectivement qu’une seule réponse, fort paradoxale : très exactement le
contraire de ce qui précède.
La révolution bolchevique d’Octobre et la construction ultérieure de l’URSS
n’obéissent à aucun schéma marxiste, à aucune dynamique compréhensible à partir
des analyses de Marx. Du point de vue du marxisme originel et orthodoxe, ce
sont de purs accidents de l’histoire. Et pourtant, grâce aux théories et au
génie de Lénine (voir plus loin), elles se sont réclamées de ce même point de
vue marxiste et font désormais partie de l’histoire du marxisme. Il est vrai
qu’elles ont été conduites et réalisées par des marxistes, et que leurs
ennemis, les politiciens et hommes d’Etat gestionnaires et stratèges du
capitalisme le plus féroce, leur ont donné un brevet d’authenticité marxiste.
Il est également vrai que ‟l’Etat-providenceˮ
(l’amorce du socialisme pour les libéraux) a été instauré plus tard dans les
pays capitalistes dits avancés pour répondre au défi de l’Etat social soviétique.
Et que l’immense expérience accumulée pendant les 70 années d’existence de
l’URSS, y compris à travers ses erreurs et ses côtés sombres, constitue un
matériau inépuisable pour la réflexion marxiste.
Il n’en reste pas moins que la révolution d’Octobre et ses conséquences,
quelque grandioses qu’elles puissent être, ont peu de choses en commun avec
l’idée marxiste du socialisme évoquée plus haut.
3. Quelle était la situation
de la Russie au tournant du XXe siècle et en 1914?
L’Empire russe était un immense pays incroyablement arriéré et vulnérable
dont 75 à 80% des 130 millions d’habitants étaient des paysans ou vivaient à la
campagne. La classe ouvrière, de constitution récente, représentait à peine 3%
de la population (3,6 millions d’habitants) et les intellectuels, les
fonctionnaires et les cadres de l’armée moins de 1%.
Ce qui masquait la situation réelle de la Russie, c’était sa brillante intelligentsia,
l’une des plus évoluée d’Europe. Ce pays avait déjà produit quelques uns des
géants de la culture mondiale, en musique (Tchaïkovski, Scriabine, Glinka,
Rimski- Korsakov...), en littérature (Tolstoï, Tchékhov, Dostoïevski,
Tourgueniev...), comme en sciences (Lobatchevski, Mendeleïev, Pavlov..). Ces
intellectuels voyageaient et se tenaient au courant de tout. De par leur
position périphérique et leur forte tradition nationale, ils synthétisaient de
façon originale les tendances émergentes à l’Ouest.
La Russie avait un passé glorieux, elle était la ‟troisième Romeˮ, dépositaire de l’héritage
byzantin. Mais au tournant du XXe siècle, elle n’avait qu’une toute petite
industrie, largement contrôlée par les capitaux étrangers. C’était une
situation excessivement dangereuse à l’époque des impérialismes conquérants. Le
pays et l’Etat dont la situation était la plus proche, l’Empire ottoman,
presque aussi vaste et tout aussi multinational que l’Empire russe, avait déjà
subi quelques amputations. Ses régions périphériques (Maghreb, Grèce,
Egypte...) avaient été colonisées ou placées sous protectorat par la France et
l’Angleterre. Après la Première Guerre mondiale il aura disparu.
Et si l’on compare la Russie à un autre Empire, celui du Japon, l’impéritie
des tsars et des grands féodaux russes est flagrante. Pendant l’Ere Meiji
(1868-1913), l’Empereur Mutsuhito et les nobles réformateurs avaient imposé
d’en haut une révolution industrielle nationale, conduite par les élites
féodales sans changement de la structure sociale. Le résultat fut éloquent.
L’aigle à deux têtes subit un terrible désastre sur terre et sur mer pendant la
guerre russo-japonaise de 1905. Comme on pouvait s’y attendre, la Grande Guerre
qui éclate en août 1914 aura des effets beaucoup plus dévastateurs.
4. L’effondrement de la
Russie, la Révolution et la guerre civile : 14 millions de morts et sept années
d’horreurs (1914-1921)
Ces épreuves, écrira Pasternak, n’ont duré si longtemps qu’en raison «de
notre maudite capacité à souffrir». La guerre contre l’Allemagne a détruit les
infrastructures économiques, politiques et administratives. L’abdication du
Tsar et le pouvoir menchevique qui s’installe avec Kerenski en février 1917 ne
résolvent rien car la poursuite des hostilités ne fait qu’aggraver le chaos. Le
pouvoir est à prendre et, le 7 novembre, la révolution d’Octobre est un putsch,
un coup de main rapide, organisé par Trotski et Antonov-Ovseienko, qui ne fait
que quelques dizaines de morts et après lequel les bolcheviques ont l’avantage
sur tous leurs concurrents politiques. Avec le décret ‟la terre aux paysansˮ et le mot d’ordre ‟tout le pouvoir aux sovietsˮ, ils gagnent
assez d’autorité et de soutien populaire pour prendre la tête d’un pays dont
l’administration et l’armée sont désorganisées. Au début de mars 1918, ils
signent la paix de Brest-Litovsk qui fixe les frontières du nouvel Etat. Ironie
de l’histoire, ce sont les mêmes bolcheviques qui parlaient d’abolir l’Etat
(voir L’Etat et la Révolution de
Lénine) qui sont maintenant contraints de le défendre. Car dès la fin de 1917,
une première sédition (Kornilov et Denikine) à Rostov-sur-le-Don, bien qu’elle
soit vite réprimée, annonce la guerre civile. Celle-ci n’aurait cependant
jamais pris la dimension cataclysmique qui fut la sienne sans l’intervention
massive, aux côtés des Blancs, des puissances de l’Entente (l’Angleterre et la
France, anciennement alliées de la Russie tsariste) auxquelles se joignent le
Japon, les USA et neuf autres pays.
Churchill aurait dit : «il faut étrangler le communisme au berceau».
De fait, les armes et les munitions utilisées par les Blancs sont anglaises et
françaises. Les Britanniques débarquent des troupes à Arkhangelsk, les Français
à Odessa, les Japonais et les Américains à Vladivostok. L’hiver 1918-19 et
l’année 1919 sont particulièrement durs. Villes assiégées, guerre de mouvement
et de partisans, coups de mains et actions de propagande, récoltes brûlées en représailles.
Des millions de morts, principalement de faim, de froid et de maladie (typhus).
A l’issue de ces années terribles, la situation peut être résumée par cinq
données de base qui vont imprimer une marque indélébile sur l’histoire
ultérieure de la Russie soviétique :
(a) Les Bolcheviques se retrouvent seuls au
pouvoir avec, pour appuis principaux, l’armée et la police, ce qui n’est pas
idéal pour un parti ayant vocation d’exprimer les aspirations populaires.
Toutes les autres formations politiques ont disparu, soit après s’être ralliés
aux Blancs, soit parce qu’elles n’ont pas voulu choisir leur camp. Toute
constitution d’un régime pluraliste est définitivement impossible.
(b) Les Bolcheviques sont à la tête d’un pays
détruit où les gens cherchent tout simplement à survivre. La guerre civile a
entraîné une régression considérable. La population urbaine a diminué
relativement à la population rurale car, pour se nourrir, les gens se sont
réfugiés dans ce qui leur restait de famille à la campagne. Il n’y a plus de
classes sociales, les classes supérieures ont émigré et l’embryon de classe
ouvrière qui devait être le principal soutien du régime est décimé et dispersé.
En bref, le parti bolchevique est «suspendu dans le vide», selon l’expression
de Moshe Lewin [3], au-dessus d’un pays où tout doit être reconstruit.
[3] Moshe Lewin, La formation du système soviétique : Essais
sur l’histoire sociale de la Russie dans l’Entre-deux-guerres, Paris,
Gallimard, 1987 (Ed. originale américaine, 1985).
(c) De plus, ce pays doit faire face à
l’encerclement hostile et même au blocus des puissances occidentales, dans un
premier temps.
(d) Une conclusion importante : la principale
légitimité des Bolcheviques est une légitimité nationale et non une légitimité
sociale. Eux seuls ont défendu l’intégrité territoriale de la Russie et ils
l’ont emporté en ralliant une importante proportion d’anciens officiers
tsaristes qui a contribué de façon décisive à la formation et à l’efficacité de
l’Armée rouge.
(e) Pour gagner la guerre civile, cependant, le
parti a énormément recruté (ses effectifs ont été multipliés par vingt sept).
Les vieux bolcheviques sont noyés dans une masse de militants mal formés, qui
savent tout juste lire et écrire et qui n’ont jamais entendu parler de Marx.
Ils ont l’esprit militaire et sont habitués à des actions arbitraires et expéditives.
Le fonctionnement du parti change radicalement. Auparavant, la discussion des
différentes options (discussion permanente et parfois très pointue) était menée
dans le cadre des réunions ordinaires et de l’expression démocratique des
tendances. De plus en plus, elle sera encadrée de façon administrative et
limitée aux Congrès et aux sessions du Comité Central. Dans un parti de masse,
le secrétariat et le bureau d’organisation deviennent des organes essentiels de
pouvoir. Ces données conduisent à la formation d’un parti-Etat. Pour remplacer
l’Etat tsariste disparu, on avait d’abord pensé aux Soviets, sur le modèle de
la Commune de Paris, mais la guerre civile a mis les assemblées délibératives
en sommeil et le parti a dû tout assumer.
A la fondation de l’URSS (1922), ce parti-Etat se donne pour tâches
historiques la reconstruction, le développement, l’industrialisation et la
modernisation sociale, toutes choses essentielles, mais qui n’ont pas
grand’chose à voir avec le socialisme proprement dit. Pourtant, et c’est là
tout le génie de Lénine, l’idée que l’on pourrait sauter l’étape du
développement capitaliste et s’engager dans l’édification du socialisme (un
socialisme mythique, «l’électrification plus le pouvoir des soviets» dira
Lénine) va se révéler un incroyable levier de mobilisation, aussi bien à
l’intérieur du pays que dans le monde. Après l’épouvantable et absurde
boucherie de la première Guerre Mondiale, l’universelle aspiration des peuples
à la paix et au socialisme donne à l’URSS une aura (et des ennemis) qu’on ne
peut même pas imaginer aujourd’hui [4].
[4] Une aura qui explique l’adhésion
à la 3e Internationale de la majorité du Congrès SFIO de Tours (1920).
5. Du ‟maillon le plus faibleˮ à la ‟construction du socialismeˮ, un changement
complet de perspective
Revenons un moment sur les raisons pour lesquelles la construction du
socialisme en URSS s’est réclamée du marxisme, raisons qui ont donné une
résonance exceptionnelle au ‟communisme
soviétiqueˮ et déclenché d’incroyables haines. Ces raisons forment l’essentiel
des théories de Lénine et justifient à la fois l’expression ‟marxisme-léninismeˮ et l’emblème de la
faucille et du marteau.
Comme chacun le sait, cet emblème frappé sur le drapeau rouge symbolisait
l’unité prolétarienne de la classe ouvrière et de la paysannerie. Dans son
premier ouvrage, Le développement du capitalisme
en Russie, écrit pendant son exil en Sibérie (1897-1900), Lénine constatait
le développement rapide du capitalisme en Russie avec les premières implantations
de la grande industrie et la domination croissante du marché sur l’agriculture.
En additionnant les travailleurs de l’industrie et les ouvriers agricoles, il
concluait à l’existence de 50 millions de prolétaires sur les 128 millions
d’habitants que comptait l’Empire russe au recensement de 1897. (Certes, il
n’insistait pas trop sur le caractère ultra minoritaire de la classe ouvrière
industrielle, deux millions de travailleurs à l’époque.) La situation
particulière du pays, à la périphérie des pays européens industrialisés, et
marquée par la coexistence de deux types d’économie, archaïque et moderne,
suggérait de fortes contradictions faisant de la Russie le ‟maillon faibleˮ de la chaîne des pays
capitalistes. Car la seconde analyse de Lénine, celle du développement inégal
du capitalisme dans les différents pays et celle de l’impérialisme comme stade ‟ultimeˮ de ce développement, le conduisait
à l’idée d’une interpénétration croissante des économies européennes et de
leurs contradictions. L’impérialisme était la dernière étape d’une évolution
fatale du capitalisme mondial. On pouvait donc prévoir qu’une explosion sociale
et révolutionnaire dans un pays ‟faibleˮ
comme la Russie allait se propager jusqu’aux pays impérialistes dominants comme
l’Allemagne.
Exilé en 1900 en Suisse, Lénine rejoignit le groupe de Plekhanov qui, en
bon marxiste orthodoxe, n’imaginait pas du tout qu’une révolution prolétarienne
pût survenir dans un pays aussi arriéré que la Russie. Malgré les tensions et
les ruptures, Lénine ne cessa d’argumenter et de développer ses théories, comme
par exemple en 1915 (A propos du mot
d’ordre des Etats-unis d’Europe) ou en 1923, à la veille de sa mort (Mieux vaut moins mais mieux). L’idée du
maillon faible et de la chaîne des impérialisme était un vrai coup de génie.
Alors que le marxisme traditionnel reléguait la Russie dans la préhistoire et
réservait le socialisme aux pays développés, Lénine réintégrait l’avenir de son
pays dans le destin des nations européennes. Et, n’en déplaise à Plekhanov,
l’histoire semblait lui donner raison.
La Première Guerre mondiale montrait l’ampleur de la crise des
impérialismes et posait bientôt la question des conséquences de l’effondrement
russe. Le raisonnement théorique de Lénine soulignait le caractère inéluctable
de la révolution. Partie de Russie, celle-ci allait balayer l’Europe et le coup
de canon du croiseur Aurore, qui
donna le signal de l’insurrection d’Octobre, résonna dans le monde entier. On
pensa alors que Lénine avait apporté le complément politique qui manquait à
l’œuvre de Marx en raison de l’évolution rapide du capitalisme depuis la mort
de ce dernier, en 1883. Mais il n’était encore nullement question de ‟construire le socialismeˮ en Russie et en
Russie seulement.
C’était en Allemagne que l’on attendait les changements majeurs, conformément
à l’idée couramment admise que le socialisme succéderait au capitalisme
développé.
Or, comme chacun le sait, la vague révolutionnaire qui secoua l’Europe de
décembre 1918 à 1921 et qui se manifesta par les Communes rouges de Berlin, de
Munich, de Budapest et par les grèves insurrectionnelles de Turin, finit par
refluer. Malgré tous leurs efforts pour soutenir les mouvements ouvriers de
l’Ouest (création du Komintern en 1919, en pleine guerre civile), les bolcheviques
durent se rendre à l’évidence. La Russie révolutionnaire était isolée et,
malgré les belles théories de Lénine, son problème fondamental n’avait pas
changé : son industrie lilliputienne n’était pas à la mesure de la taille du
pays. Et à terme, sans industrie, il n’y avait ni richesse, ni force militaire,
ni indépendance, ni socialisme possibles. C’est ici que se situe la rupture
avec le projet marxiste initial : l’échec des révolutions à l’Ouest enfermait
la Russie dans la perspective de ‟construire
directement le socialismeˮ en sautant (mais comment?) l’étape de la révolution
industrielle capitaliste. C’était un pari insensé et qui provoqua d’âpres
discussions parmi les dirigeants bolcheviques [5].
[5] Discussions qui suivaient la
logique de l’opposition de Zinoviev et des socio-démocrates menchéviques à
l’insurrection d’Octobre telle que Lénine l’avait pensée dans ses Thèses d’avril. On ne peut pas faire ça,
disaient-ils, on ne peut pas passer du féodalisme au socialisme en sautant par
dessus le capitalisme ! Et surtout dans un pays arriéré comme la Russie dont le
prolétariat est très faible! Certes, il y avait un précédent à l’idée de ‟télescoperˮ
les étapes de l’histoire. Marx et Engels avaient écrit, dans le Manifeste du Parti Communiste (1848) que
[l’Allemagne est] «à la veille d’une révolution bourgeoise» qui, étant donné
son développement et l’importance de son prolétariat «ne saurait être que le
prélude immédiat d’une révolution prolétarienne». Mais ils invoquaient le
sur-développement et non le sous-développement.
Mais on n’avait tout simplement pas le choix. Lénine et ses successeurs
avaient-ils compris l’immense espoir messianique que les mots ‟construction du socialismeˮ allait
soulever parmi les peuples de Russie et du monde? En tous cas, cet idéal et cet
espoir furent leur principal atout au milieu d’un océan de difficultés insurmontables.
Et ceci dura aussi longtemps qu’ils furent incarnés, même d’une façon de moins en
moins satisfaisante, par l’existence même de l’Union soviétique.
II. Expliquer le ‟stalinismeˮ par l’industrialisation
1. Le tournant de 1927-1929
Lénine avait lancé la NEP comme une solution provisoire et pragmatique pour
réparer les dégâts des conflits armés, relancer l’économie, nourrir la
population et poser les bases d’une industrie puissante en faisant appel à des
spécialistes étrangers et ‟bourgeoisˮ
sous contrat.
Provisoire en principe car il n’était pas exclu d’innover et d’évaluer le
potentiel de développement d’une économie mixte conjuguant un secteur
concurrentiel (capitaliste) et un secteur étatisé (l’industrie) [6].
[6] A condition, bien sûr que la
direction politique du pays reste entre les mains du parti communiste garant
des intérêts populaires. Ce qui est, notons-le, le principe appliqué en Chine
aujourd’hui, à ceci près que le secteur concurentiel est hypertrophié et que le
pari communiste chinois n’est peut-être plus marxiste.
Lénine aurait dit un jour, «la NEP est là pour longtemps». Mais, en
réalité, cette politique avait de graves insuffisances. La production, après
avoir grossièrement rattrapé le niveau d’avant 1914, donna des signes
d’essoufflement, particulièrement dans l’industrie lourde, encore embryonnaire,
car le niveau d’investissement était trop faible.
Le développement de l’éducation et de l’industrie stagnait tandis que la
corruption galopait. Or, en définitive, tous ces problèmes renvoyaient
simplement à la structure sociale du pays. L’agriculture, qui occupait plus des
trois quarts de la population, constituait l’essentiel du secteur privé. Elle
était morcelée, très faiblement productive et, à l’évidence, constituait un
facteur d’arriération tout à fait majeur. En outre, l’impact de la guerre civile
avait ramené le pays en arrière. Le retour à la terre d’une partie de la
population des villes avait renforcé l’économie locale de subsistance au
détriment des circuits modernes de distribution (marchés capitalistes) qui
commençaient à apparaître avant 1914. En fin de compte, les structures sociales
de la campagne étaient très fortes et les paysans résistaient aux améliorations
techniques tout en utilisant les faibles rendements pour faire monter les prix.
En 1929, la ‟crise
des céréalesˮ montra qu’ils pouvaient même compromettre l’approvisionnement des villes et l’ensemble
de la politique économique. Il fallait agir, et vite, et malgré toute les erreurs
et toutes les luttes politiques qui déchirèrent le parti dans les années 20,
tout le monde en était conscient. Le volant d’inertie des campagnes était tel
qu’il n’y avait pas d’autre choix qu’une collectivisation forcée de
l’agriculture pour augmenter la productivité et libérer les ressources et la
main d’œuvre indispensables à l’industrialisation. En définitive, ‟L’Etat-Léviathanˮ, selon l’expression de
Boukharine [7], était la seule force capable de moderniser la Russie.
[7] Moshe Lewin, op.
cit., p. 30.
Néanmoins, les désillusions à propos de la NEP et surtout la prise de
conscience de ce qu’il fallait faire furent progressives [8].
[8] Ceci se traduisit par les
zig-zags de la ‟ligne généraleˮ, tiraillée entre des options
contradictoires incarnées par les principaux leaders, Trotski, Staline,
Boukharine et quelques autres. Trotski était peut-être le plus orthodoxe et le
plus dogmatiquement fidèle aux premières thèses de Lénine. La Russie était trop
arriérée pour faire une révolution socialiste mais elle pouvait déclencher
celle-ci dans les autres pays d’Europe occidentale et, en retour, ces
changements socio-politiques la protégeraient de la réaction des impérialistes.
Grand orateur et acteur historique d’Octobre et de la guerre civile, Trotski
avait un immense prestige. Mais ses thèses étaient parfois aventureuses. Le
volontarisme révolutionnaire (très sensible dans ses écrits) ne pouvaient remplacer
la maturation des conditions objectives dans chaque pays. Exporter la
Révolution s’était déjà montré impossible en 1920 lorsque l’Armée rouge s’était
arrêtée devant Varsovie où aucune insurrection n’était venu appuyer son offensive.
Une dernière illustration tragique de l’activisme révolutionnaire fut fournie
par Che Guevara en Bolivie (1967) : il ne suffisait pas d’amener quelques
guérilleros dans un pays pauvre pour que les paysans se soulèvent car une
étincelle ne peut rien sans matière inflammable. Ajoutons aussi qu’en dépit de
ses phrases sur la ‟dictature de l’industrieˮ, le désintérêt de Trotski pour
les méthodes le développement promettait à la Russie un avenir des plus
sombres. Et finalement, son Ego le poussa à la faute. En novembre 1927, au
dixième anniversaire de la révolution, il tenta de prendre le pouvoir par un
putsch. Celui-ci fut déjoué et Trotski, exclu immédiatement du parti et exilé,
fut mis hors jeu. Staline, son principal adversaire, avait les mains libres. Secrétaire
général depuis 1922 et rusé tacticien, il avait régulièrement renforcé ses
positions à mesure que le parti devenait un parti de masse. C’était d’abord un
réaliste qui, à la différence de tous ses anciens compagnons, avait pleinement
compris la force et la légitimité du sentiment national. Avec un gros bon sens
apparent, il sut résumer les données essentielles du problème:
(1) l’industrialisation était la clé
de tout,
(2) la campagne bloquait toute
évolution,
(3) il fallait employer les grands
moyens, c’est-à-dire toute la puissance de l’Etat, dans un processus qui ne
serait sûrement pas démocratique puisqu’il s’exercerait contre la majorité
rurale de la population.
Ce processus, la ‟ligne
généraleˮ (collectivisation-planification-industrialisation accélérée) fut
décidée au 16e Congrès de 1929 où Staline triompha. Isaac Deutscher et Moshe
Lewin lui reprochent, avec raison semble-t-il, d’avoir rendu la
collectivisation plus brutale et catastrophique qu’elle n’aurait dû être parce
qu’elle fut décidée trop tard et qu’on avait négligé les occasions de la
préparer. Quant à Boukharine, malgré de pénétrantes analyses socio-économiques,
il ne réussit jamais à arbitrer le conflit entre Trotski et Staline et il paya
finalement de sa vie son manque d’adhésion à la ‟ligne généraleˮ.
2. Les années 1930 :
bouleversements majeurs et montée des périls
La collectivisation fut loin d’être une partie de plaisir et, une fois
engagée, il n’était plus possible de revenir en arrière. Elle se traduisit par
un crescendo de violence et de mesures répressives en 1930 et 1931.
Cette période, où eut lieu la déportation des koulaks et la constitution
des kolkhozes, fut marquée par plusieurs milliers d’insurrections paysannes de
gravité variable et la condition des paysans se dégrada. Avec la réquisition
des céréales, la faiblesse des moyens de transport et deux années de mauvaises
récoltes, la situation empira encore et pendant l’hiver 1932-33, une terrible
famine fit trois ou quatre millions de morts à la campagne tandis que les
villes étaient rationnées. Pendant toute la décennie, un gigantesque exode
poussa des dizaines de millions de gens à quitter la campagne pour chercher du
travail dans les villes ou sur les chantiers des nouveaux combinats industriels.
Or, malgré tout, le premier plan quinquennal 1928-1933 se solda par une
extraordinaire avancée industrielle. Avec la bonne récolte de 1933, ceci
semblait justifier les choix de la direction stalinienne et autoriser les plus
grands espoirs. Pour cette raison, le XVIIe Congrès du PCUS qui se tint en
janvier-février 1934 fut dénommé le ‟Congrès des vainqueursˮ.
Mais l’unité de façade derrière la direction était trompeuse. Depuis la fin
des années 1920, Staline n’avait plus d’opposition organisée. Mais les
sensibilités diverses qui avaient formé les tendances (désormais interdites)
avec Trotski, Boukharine et d’autres, pouvaient-elles accepter facilement les
aspects les plus barbares de la collectivisation et de l’industrialisation?
Dans cette période difficile, l’unité du parti n’était pas acquise. Et les
progrès industriels restaient fragiles. Malgré d’impressionnants résultats
quantitatifs, la qualité de la production laissait beaucoup à désirer et le
gaspillage était considérable (en 1937, un tiers des camions fut immobilisé par
défaut de pièces de rechange) [9].
[9] Rittersporn (voir note 11), p.
51.
La main-d’œuvre, très mal formée malgré les efforts d’éducation technique,
était instable, migrante et indisciplinée. Dans cette lutte de vitesse contre
l’avenir, rien n’était encore joué. Les dangers extérieurs ne s’étaient jamais
démentis depuis la guerre civile qui avait clairement démontré de quoi les
puissances occidentales étaient capables pour abattre le gouvernement bolchevique.
Le fascisme mussolinien avait très vite lancé son offensive contre les
ouvriers, les socialistes et les communistes italiens. Après la conférence de
Locarno (1925), régularisant les rapports entre l’Allemagne et les anciens
Alliés, on avait recommencé à parler de croisade anticommuniste et, peu après,
la Pologne des colonels multipliait les provocations contre l’URSS. Hitler
enfin, qui n’avait jamais fait mystère de ses intentions d’éradiquer le ‟judéo-bolchevismeˮ [10], avait fait du
terrorisme politique une pratique courante.
[10] Au début de son livre Mein Kampf (1925-1926), racontant ses
jeunes années passées à Vienne, avant la Première Guerre mondiale, Hitler
explique son allergie aux discours des ‟socio-démocrates marxistesˮ
et son illumination le jour où il en compris la raison : Marx était juif !
Sitôt parvenu au pouvoir en 1933, il montrait sans ambiguïté qu’il voulait
la guerre. Pendant la guerre civile espagnole (1936-1939), la complaisance des
bourgeoisies française, anglaise et américaine pour le fascisme
hitléro-mussolinien parut plus évidente que jamais. Le jeu diplomatique des
démocraties occidentales avait pour but de canaliser l’agressivité allemande et
italienne vers l’Est, où Hitler prétendait conquérir un ‟espace vitalˮ, c’est-à-dire des colonies.
3. Le parti-Etat
On l’a déjà remarqué, l’Etat modernisateur c’était en fait le parti car,
depuis la guerre civile, ce dernier avait dû prendre en charge ou superviser
tous les rouages de l’administration, de l’armée et de l’économie nationalisée.
Seul maître à bord et principale force motrice de la bataille pour le progrès,
il était devenu un ‟parti-
Etatˮ. Les plans établis par les techniciens des ministères étaient mis en
œuvre sous le contrôle des échelons régionaux et locaux du parti qui assistaient
ou assumaient directement la direction des usines, des chantiers et des
entreprises. Ce furent donc les secrétaires et les permanents des différentes
organisations régionales du parti – ceux qu’on désignera maintenant par le
terme de ‟cadresˮ
- qui réalisèrent et qui portèrent le poids de la collectivisation et de
l’industrialisation.
Mais dans un pays aussi immense, où les communications étaient loin d’être
faciles (le téléphone était rare et souvent en panne), il était inévitable que
ces cadres, investis qu’ils étaient d’un pouvoir exorbitant, ne devinssent des
potentats autoritaires, de véritables ‟satrapesˮ locaux. Ils étaient entourés d’une
équipe de fidèles et de plusieurs cercles d’influence formant ‟familleˮ. Ils savaient utiliser le système
d’avantages que procurait l’appartenance au parti (logement, travail,
promotions, rations alimentaires, vêtements, etc.) et les attribuer à leurs
proches et à leurs partisans jusqu’à constituer un véritable système mafieux et
clientéliste.
Normalement et statutairement, ces secrétaires et comités du parti (de
ville, d’entreprise, de région, de district, etc.) auraient dû être élus par
les militants qu’ils avaient la charge de diriger. Mais pour des raisons ‟d’efficacitéˮ ils étaient nommés par
l’échelon supérieur de la hiérarchie. En conséquence, ils échappaient au
contrôle électoral de la base, se serraient les coudes et les situations
d’arbitraire voire de corruption n’étaient pas rares. Mais surtout et par
dessus tout, ils obéissaient de façon très relative aux ordres de la direction
du parti (politburo et secrétariat) sous prétexte de composer avec les
nécessités locales. Et ceci leur était d’autant plus facile qu’ils avaient
leurs représentants au Comité Central. Moscou était mécontent, les militants de
base et la population étaient mécontents et pourtant, ces cadres étaient
incontournables.
Ils était les hauts fonctionnaires et les préfets du parti-Etat et tout
l’effort du pays reposait sur eux [11].
[11] Voir le récit édifiant de la
construction du combinat métallurgique de Kuzneck dans le bassin du Kuzbass par
Jean-Paul Depretto: Les ouvriers en URSS,
1928-1941, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, Chapitres IV et V.
Ils étaient, disons-le clairement, ce que tout le monde (Staline compris) a
dénoncé de façon hypocrite sous le nom de ‟bureaucratieˮ. Mais comme composante du
parti-Etat historiquement hérité de la révolution et de la guerre civile, cette
bureaucratie n’était pas plus ‟stalinienneˮ
qu’elle n’aurait été ‟trotskisteˮ
ou ‟boukharinienneˮ si les
adversaires de Staline l’avaient emporté.
4. L’impossible mise au pas
des cadres
L’image de l’URSS issue de la propagande occidentale est à l’opposé de la
réalité. Non parce que le régime n’était pas despotique, il l’était. Mais parce
que l’interprétation de ce despotisme comme ‟totalitarisme‟ est fausse. Ce terme suggère en effet une
redoutable mécanique oppressive, sophistiquée et efficace. Une machine, par
exemple, comme le Big Brother de
Georges Orwell, capable de lire dans les pensées de chacun pour châtier la
moindre divergence d’opinion.
Jamais le système soviétique n’y ressembla de près ou de loin, et pour une
raison très simple. Moderniser de force, en vingt ans, une société aussi
archaïque que la société russe ne fit que multiplier sa tendance naturelle à
produire du chaos et du désordre, chaos et désordre que les dirigeants
essayèrent de discipliner par tous les moyens sans jamais y parvenir
complètement. Dans les années 1930, et jusqu’au grand sursaut national de la
guerre contre Hitler en tous cas, le PCUS fut une organisation inefficace et
indocile réagissant très peu ou très mal aux consignes de sa direction. Seules
les actions planifiées, brutales et de grande envergure comme celles de la
collectivisation étaient suivies d’effets. Cette conclusion ressort clairement
des tableaux sociologiques brossés par Moshe Lewin (1985, op. cit.), JA Getty
(1985) et GT Rittersporn (1988) [12].
[12] John Archibald Getty, The origins of the Great Purges : The soviet
communist party reconsidered 1933-1938,
Cambridge, London, 1985; Gabor Tamas Rittersporn, Simplifications staliniennes et complications soviétiques : Tensions
sociales et conflits politiques en URSS, 1933-1953, Paris, 1988. Les
Archives de Smolensk sont les dossiers du PCUS de la Russie occidentale de 1917
à 1941, saisis dans cette ville par le nazis et récupérés par les Américains en
1945, dossiers qu’un trop petit nombre d’historiens s’est donné la peine de
dépouiller. Getty résume ainsi la situation : «le parti, dans les années
trente, était inefficace, fragmenté et déchiré de plusieurs manières par le
conflit interne des factions. [...], un usage critique des données montre un
parti techniquement faible et politiquement divisé dont les relations
organisationnelles semblent plus primitives que totalitaires.»
Les deux derniers auteurs ont analysé les Archives de Smolensk et ils
attaquent vigoureusement la ‟soviétologie
de témoignagesˮ, basée sur des ‟corridor
gossipˮ et non sur des documents. Une soviétologie dans laquelle se sont
illustrés de nombreux ‟expertsˮ
anticommunistes de la Guerre froide (Robert Conquest, par exemple). Dans la
phase finale du déclin de l’URSS, ce courant a pris en France la forme d’une
cabale ‟antitotalitaireˮ,
analysée par Michael Christofferson [13] (2004).
[13] Michael S Christofferson Les intellectuels contre la gauche :
L’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981, Marseille, Agone 2009
(Ed. originale anglaise, 2004). Un courant qui a débouché sur l’entreprise de
diabolisation du communisme du Livre noir
de MM. Courtois et Cie, à base d’amalgames et d’inventions.
Dans les années 1930, le parti communiste qui réalisa l’industrialisation
était très différent du parti bolchevique clandestin d’avant 1914 qui comptait
un peu plus de 20.000 membres bien formés. Après la guerre civile, il avait
près de 600.000 adhérents et il continua de recruter, dépassant le million de
membres en 1928. Après 1931 il admit
encore 1,8 millions de candidats pour assurer la collectivisation et
l’industrialisation.
Inutile de préciser qu’une telle augmentation des effectifs ne s’était pas
accompagnée d’une éducation politique suffisante [14] et qu’elle permettait
l’entrée d’éléments douteux.
[14] On a déjà évoqué le fait que le
PCUS, en devenant un parti de masse, ne pouvait plus fonctionner comme l’ancien
parti bolchevique clandestin. Alexandra Kollontaï se plaignait de ce que les
options politiques, autrefois discutées partout à la base, ne l’étaient déjà
plus que par les chefs dans les années 1920, avant de se restreindre finalement
à l’équipe de Staline, dans les années 1930.
Pour cette raison, le parti se débarrassait périodiquement d’une certaine
proportion de nouveaux adhérents en les jugeant d’après leur comportement et
leur militantisme. Ces opérations de ‟nettoyageˮ (chistka)
eurent lieu en 1919, 1921, 1925, 1928-29, 1933, 1935, 1936.
En 1921, 25% des membres furent exclus et 11% en 1929, bien qu’un certain
nombre d’entre eux fussent réintégrés en appel.
Moscou s’aperçut alors de ce que les cadres transformaient les chistki en instruments de pouvoir.
Normalement, les adhérents récents devaient être évalués par une
commission, ou dans le cadre d’une assemblée générale des militants comme
celles qui, d’ailleurs, auraient dû élire les responsables. Or la quasi
totalité des exclusions étaient décidées arbitrairement par le secrétaire local
du parti ou ses lieutenants et elles touchaient majoritairement des
travailleurs de base, des ouvriers, que l’on traitait de ‟poids mortsˮ et qui étaient incapables de
se défendre. Ils perdaient généralement leur travail, leur logement et les
avantages réservés aux membres du parti et, pour faire annuler cette décision
en appel, ils devaient bien évidemment faire allégeance au potentat local. Et
comme si ces dysfonctionnement ne suffisaient pas, on s’aperçut que, de recrutements
en ‟nettoyagesˮ successifs,
les instances du parti était devenues incapables de comptabiliser leurs
membres. Les dossiers et les effectifs n’étaient pas tenus à jour, il existait
un trafic de cartes vierges, certains militants n’avaient pas la leur et de
nombreux non-communistes profitaient d’une carte fausse ou périmée pour
bénéficier des avantages attachés à la qualité de membre [15].
[15] Ces dysfonctionnements
concernaient au moins 50.000 cartes (environ 1,5% de l’effectif)
Des personnages troubles, opposants politiques, affairistes ou espions
pouvaient ainsi pénétrer sans difficulté dans les immeubles du parti et visiter
les bureaux où rien n’était fermé à clé. L’assassinat de Kirov en décembre 1934
à Leningrad fut perpétré par un exclu qui avait conservé sa carte du parti.
Dans ces conditions, les chistki de 1933, 1935 et 1936 donnèrent lieu à un
affrontement entre la direction moscovite et les cadres régionaux. Le politburo
envoya des émissaires pour exiger que les exclusions soient justifiées par des
entretiens individuels.
Les cadres répondirent par l’inertie et détournèrent les sanctions vers
leurs subordonnés.
En 1935, Moscou lança une grande opération de remise en ordre (proverka) comportant un nouvel enregistrement des adhérents et des meetings
avec critique et autocritique pour que les dirigeants puissent être mis en
cause par la base.
Cet appel populiste tourna vite à la dénonciation des responsables locaux
et à l’expression du ressentiment des militants ordinaires. Ainsi soumis à une
forte pression venue d’en haut et d’en bas, les cadres firent pourtant traîner
cette proverka qui fut seulement réalisée à 80%. L’année suivante (1936), la
direction décida de compléter cette difficile normalisation administrative en
renouvelant toutes les cartes d’adhérent. Chaque militant devait être examiné
individuellement et remplir des formulaires soigneusement étudiés dont les
doubles étaient transmis à Moscou. Là encore, les cadres régionaux réussirent à
faire durer l’opération jusqu’à la fin de l’année. En désespoir de cause, la
direction organisa la réélection à bulletins secrets de tous les responsables
régionaux du parti au printemps 1937. De fait, les Comités locaux furent
renouvelés à plus de 50% (40% pour les premiers secrétaires) dans les 50 à
60.000 organisations de base du parti. Et pourtant, ce résultat n’était pas une
victoire totale et définitive car les nouveaux élus appartenaient souvent aux
mêmes coteries que les anciens chefs, qui avaient généralement trouvé des ‟planquesˮ (seuls les plus voyants furent
exclus).
En fait, cette série de ‟bras
de ferˮ entre la direction stalinienne et les cadres montrait l’impossibilité
de les mettre complètement au pas. En effet, même dirigées contre eux, ces opérations
de mise en ordre ne pouvaient être exécutées sans leur concours. Les préfets,
sous-préfets et superpréfets du parti-Etat avaient le monopole de l’expertise
administrative et ils faisaient partie de réseaux d’alliances et de fidélités
allant jusqu’à Moscou. Ils n’étaient pas faciles à remplacer au moment où le
pays était lancé dans un effort d’industrialisation sans précédent et où la pénurie
de responsables était constamment aggravée par la création de nouveaux comités
d’usines et de districts.
5. Les leviers de l’équipe
dirigeante stalinienne pour unifier et mobiliser le parti : culte de la
personnalité, orthodoxie ‟marxiste-léninisteˮ
et répression policière
A la mort de Lénine, son corps fut exposé au public et l’actuel mausolée de
granit, construit en 1930, fut ensuite constamment entouré de longue files
d’attente de citoyens venus rendre hommage au fondateur de l’URSS. Staline et
ses compagnons comprirent évidemment tout le bénéfice qu’il pouvaient tirer de
la religiosité du peuple russe envers ses dirigeants les plus estimés. La glorification
de Staline par des expressions dithyrambiques ou affectueuses (par ex. ‟notre grand pédagogueˮ) dans les articles
de journaux s’amplifia tout au long des années 1930 jusqu’à devenir tout à fait
hyperbolique.
On ne sait pas jusqu’à quel point Staline (qui avait plutôt des goûts
modestes mais pas nécessairement un petit Ego) appréciait son propre culte.
Mais il est certain que ce culte fut un excellent instrument politique. La
popularité de Staline ne pâtit pratiquement pas de l’hécatombe des années 30 ou
des premières défaites de la guerre.
Il existait deux autres moyens pour rendre le parti plus uni et plus
efficace : l’éducation et la répression. Ces deux aspects complémentaires de la
politique intérieure de Staline furent respectivement personnifiés par deux
jeunes dirigeants Andrei Jdanov et Nicolaï Yezhov qui furent admis au Comité
Central au Congrès des vainqueurs (1934), avant d’entrer au Politburo. A ce
même Congrès, Kirov avait affirmé que tous les problèmes seraient plus faciles
à résoudre si les militants étaient moins ignorants des objectifs du parti et
des principes de Marx et de Lénine et Staline avait surenchéri. L’action de
Jdanov fut de mettre en place un vaste programme de conférences, d’écoles et de
formations ‟marxiste-léninistesˮ
qui eut pour aboutissement la création d’une véritable orthodoxie. Le noyau de
celle-ci était constitué par le Manuel
d’histoire du PCUS, qui détaillait les principes et le rôle du parti
communiste, avant-garde de la classe ouvrière et du prolétariat mondial dans la
construction du socialisme en Union Soviétique. On y trouvait également la
célèbre distinction entre ‟matérialisme
historiqueˮ et ‟matérialisme
dialectiqueˮ (le chapitre du ‟dia-matˮ
écrit par Staline). L’ensemble s’appuyait également sur l’édition et la
diffusion des œuvres de Marx, Engels et Lénine, également popularisées en morceaux
choisis. La codification de ces ‟principes
communistesˮ, volontiers moralisants, dans un catéchisme séculier officiel
était la dernière étape du processus constaté par A. Kollontaï : la restriction
hiérarchique des discussions autrefois larges et ouvertes à la base (note 14).
L’action de Jdanov était essentiellement éducative et non-violente. Cependant,
cette orthodoxie qui faisait de l’URSS la ‟patrie du socialismeˮ avait des
conséquences pénales importantes : une accusation de trahison devenait chose
gravissime puisqu’elle mettait en cause non seulement la patrie (comme partout
ailleurs) mais aussi l’avenir socialiste de l’humanité.
L’autre aspect de la politique de Staline dans les années 1930, la
répression, est la première raison généralement donnée du discrédit du
communisme que nous subissons aujourd’hui. Il y eut quatre [cinq?] procès
principaux à Moscou, plus un à Novosibirsk [16], suivis de la Grande Terreur de
1937-38.
[16]
‒ Procès
Zinoviev-Kamenev (‟procès des 16ˮ, en août 1936),
‒ Procès
des neuf ingénieurs des mines de Kemerovo (novembre 1936),
‒ Procès
Pjatakov-Radek (‟procès des 17‟, en janvier 1937),
‒ Procès de
Toukhatchevski et de 7 généraux (juin 1937, à huis-clos),
‒ Procès
Boukharine-Rykov-Iagoda (‟procès des 21ˮ, en mars 1938)
Après le Rapport Krouchtchev (1956) qui contient de nombreuses
affabulations, ces événements témoignent de la ‟monstruositéˮ de Staline pour une majorité
de commentateurs [17].
[17] Notons, avec Losurdo, le
caractère aberrant des arguments de ‟tératologie politiqueˮ
(Hitler était un fou, Staline un paranoiaque). Si Staline avait été un malade
et si ses actions avaient été irrationnelles, aurait-il été suivi par ses
collègues dirigeants? Son premier contradicteur, Nikita Krouchtchev ne fut-il
pas écarté du pouvoir en raison du caractère impulsif de ses actions? Il semble
préférable de chercher dans les données objectives de la situation les raisons
des décisions de Staline et de son groupe. Voir Domenico Losurdo, Staline : Histoire et critique d’une légende
noire, Bruxelles, Aden, 2011.
Lesquels, comme on s’en aperçoit sur Internet, répètent inlassablement les
mêmes affirmations sans qu’on sache si le point de départ est un fait vérifié
ou une rumeur. Le consensus tient lieu de vérité et, aujourd’hui, il est permis
de beaucoup douter tant les parti pris sont évidents et les sources fiables peu
nombreuses. Rappelons que l’assassinat de Kirov, le 1er décembre 1934 avait
alourdi l’atmosphère. Acte isolé ou complot? On choisit d’abord la première
hypothèse, tout en condamnant à la prison, en janvier, Kamenev et Zinoviev (qui
avait précédé Kirov à la tête de la région de Leningrad) pour avoir préparé ‟idéologiquementˮ l’assassinat par leurs
critiques de la direction. Mais, 18 mois après, le NKVD découvrit de ‟nouveaux élémentsˮ permettant de les
incriminer dans un vaste complot.
Les menées subversives d’un ‟centre
trotskiste-fascisteˮ de sabotage et d’assassinat des dirigeants furent d’abord
invoquées pour re-juger, condamner (et exécuter) Zinoviev et Kamenev en août
1936, puis mises en avant dans les autres procès. Il est impossible de croire
que toutes les accusations aient été véritablement fondées mais l’absence de
conjuration est également douteuse. Si les charges retenues contre
Toukhatchevski (voir plus loin) étaient vraies ‒ comme on a des raisons de le penser [18] ‒ alors, il existait bien un risque de
crise majeure.
[18] Voir à ce sujet l’inventaire
des échanges diplomatiques de 1936-37 par Annie Lacroix-Riz (Le choix de la défaite, Paris,
Armand-Colin, 2006, pp. 393-97) montrant que de nombreux diplomates et attachés
militaires occidentaux était convaincus de la réalité du complot. La thèse
adverse (Toukhatchevski victime d’une manœuvre d’intoxication allemande) n’est
apparue qu’après la guerre.
En tous cas, il n’y avait pas de travailleurs parmi les accusés et toutes
ces affaires concernaient des gens de l’élite, d’anciens dirigeants du parti,
de grands administrateurs, des directeurs de combinats. A travers eux, c’était
les cadres qui étaient visés et l’existence éventuelle, parmi eux, de réseaux
de connivences hostiles à la direction stalinienne [19].
[19] Il était facile de les
étiqueter ‟trotskistesˮ, car le trotskisme était le principal courant
d’opposition des années 1920. En qualifiant leur internationalisme de ‟cosmopolitismeˮ
(sous-entendu juif, bien que l’antisémitisme fût un grave délit), on faisait
croire que les trotskistes agissaient contre la nation. Les deux premiers
procès de Moscou visaient certainement aussi à fabriquer un ‟ennemi
trotskisteˮ.
Indépendamment de la réalité (douteuse) des menées subversives, beaucoup de
ces oppositions latentes étaient, selon Getty, liées aux difficultés de
l’industrialisation. En novembre 1936 à Novosibirsk, des ingénieurs des mines
de Kemerovo furent condamnés pour ‟sabotage
trotskiste-fascisteˮ, mais l’inculpation cachait une autre réalité. Ces hommes
étaient dotés de pouvoirs despotiques car il était vital d’atteindre les
objectifs du Plan dans des conditions techniques difficiles, avec des ouvriers
fraîchement arrivés de leur campagne, indisciplinés et mal formés. Pour
satisfaire les quotas de production, on avait négligé, ou retardé,
l’installation des systèmes de sécurité et de ventilation. Il y eut des
explosions, des accidents, des morts. Ce type d’événement était extrêmement fréquent.
Pour qui voulait voir, ce procès révélait les conditions de bricolage et
d’improvisation perpétuelles dans lesquelles travaillaient les cadres, mais
aussi leur indifférence aux conditions de travail et à la vie des ouvriers. Ce
fut peut-être le catalyseur d’une politique répressive ciblée visant à obtenir
l’obéissance des cadres tout en éradiquant les réseaux de connivences susceptibles
de devenir oppositionnels.
Le procès Zinoviev avait été organisé par Genrikh Iagoda, le chef du NKVD,
qui considérait maintenant son travail comme terminé. Staline le fit remplacer
par Yezhov, un fanatique qui se mit à pourchasser avec ardeur les ‟réseaux trotskistesˮ. Au second procès de
Moscou (janvier 1937), la principale cible, Pjatakov, était le bras droit
d’Ordzhonikidzé, Commissaire à l’Industrie Lourde qui, se jugeant ainsi
désavoué, se suicida. Pjatakov avait
pour tâche principale de coordonner les achats de matériels en Allemagne, il
s’y rendait souvent et avait gardé des contacts avec Lev Sedov, le fils de
Trotski. La condamnation de Pjatakov faisait donc coup double : d’un côté, on
détruisait un possible réseau trotskiste, de l’autre, la disparition
d’Ordzhonikidzé permettait de fractionner le super-commissariat de l’industrie
lourde (qui orchestrait toute l’industrialisation) en plusieurs ministères.
Ici, et sans qu’on puisse décider de la culpabilité
réelle des accusés, la fonction des grands procès apparaît (procès Toukhatchevski excepté). Il était impossible de punir les cadres pour leur comportement despotique et antipopulaire sans discréditer le parti avec eux. On prit donc quelques uns d’entre eux pour en faire des brebis galeuses et des agents ‟trotskistesˮ de l’étranger, ce qui diabolisait aussi toute dissidence.
réelle des accusés, la fonction des grands procès apparaît (procès Toukhatchevski excepté). Il était impossible de punir les cadres pour leur comportement despotique et antipopulaire sans discréditer le parti avec eux. On prit donc quelques uns d’entre eux pour en faire des brebis galeuses et des agents ‟trotskistesˮ de l’étranger, ce qui diabolisait aussi toute dissidence.
Les procès-spectacles (‟show-trialsˮ)
de Moscou et Novosibirsk furent, on peut le penser, une opération politique
antibureaucratique destinée à montrer aux travailleurs que leur chef suprême
comprenait leurs souffrances et punissait les coupables. Il est remarquable que
les aveux ne furent pas toujours extorqués sous la torture et que certains des
accusés (Boukharine, par exemple, dont l’avenir était compromis) acceptèrent leur
propre sacrifice comme une façon de servir une dernière fois le parti. Mais la
nature du procès Toukhatchevski fut certainement très différente et il fut le
seul mené à huis-clos.
6. Signification de la
Grande Terreur 1937-38
Yezhov triompha en découvrant le complot Toukhatchevski (juin 1937),
semble-t-il bien réel et d’une exceptionnelle gravité parce qu’il avait
nécessairement des ramifications dans les instances régionales du parti
(l’Armée rouge était une force territoriale appuyée sur le parti en province).
On ‟ratissaˮ
[rastrellare] alors très largement et l’extension de l’enquête à toutes les
directions provinciales du PCUS déclencha une véritable psychose de trahison.
Ce gigantesque dérapage, ‟l’Ezhovshchinaˮ
[20] évoque, à bien plus grande échelle, l’épisode de la ‟patrie en dangerˮ et des massacres de
septembre 1792, pendant la Révolution Française.
[20] Le ‟temps de Yezhovˮ, ou la
Grande Terreur de 1937-38, qu’on appelle les ‟Grandes Purgesˮ à tort parce
ce terme confond cette vague d’arrestations et d’exécutions sommaires avec les chistki.
Tout porte à croire que le ressentiment de la base du parti contre les
cadres joua un grand rôle dans cette vague d’espionite et de dénonciations
hystériques qui balaya le pays de juillet 1937 à la fin 1938. Cette dramatique
chasse aux ‟ennemis
du peupleˮ se solda par environ 680.000 exécutions sommaires et la déportation
de plus d’un million de personnes. Il est très peu vraisemblable que Staline et
ses lieutenants aient planifié le massacre [21] ni même que quoi que ce soit
ait été planifié, tant l’improvisation, la confusion et l’irrationnel furent de
règle
[21] Ils avaient lancé le processus
en donnant carte blanche à Yezhov et ils furent débordés. L’approbation, par
Staline, de quotas de condamnations à mort par catégories de personnels peut
tout aussi bien être comprise comme une volonté de contenir la répression dans
d’étroites limites (ces quotas furent constamment dépassés). On peut noter que
Krouchtchev avait contribué, par carriérisme, à cette vague d’espionite en 1937
et qu’il fit réhabiliter Toukhatchevski en 1957 pour donner consistance au
portrait monstrueux qu’il fit de Staline dans son Rapport au XXe Congrès.
Le chaos ordinaire qui régnait dans le parti ne permettait sûrement pas aux
dirigeants de piloter quoi que ce soit. Au printemps 1938 cependant, la terreur
désorganisait tellement le parti et la production que Staline et son équipe
commencèrent à freiner de toutes leurs forces. Bérija fut nommé en août 1938
pour contrer Yezhov qui démissionna en novembre. Les cadres avaient fourni un
gros contingent de victimes, mais après l’orage, ils étaient toujours là et
plus que jamais indispensables. Pour Getty, l’Ehzovshchina ne fut pas l’action
d’une inflexible bureaucratie écrasant toute opposition virtuelle parmi les
vieux révolutionnaires (Rittersporn et lui ont montré, chiffres à l’appui, que
l’élimination de la ‟vieille
gardeˮ bolchevique était une légende [22]).
[22] Getty op. cit.,
p.175-76; Rittersporn, op.cit., p.26. Tous deux estiment que les ‟vieux bolcheviquesˮ ne
furent visés que dans la mesure où ils exerçaient des responsabilités et qu’une
grande proportion survécut.
En fait, c’était plutôt le contraire : elle fut d’abord une réaction
violente et hystérique contre les cadres. Citons Rittersporn : «Il ressort
clairement des documents originaux que la Grande Purge n’avait strictement rien
d’une campagne d’extermination victorieuse, soigneusement planifiée par un
stratège avide de vengeance et de pouvoir absolu [...]. Bien au contraire, nés
du caractère manifestement incontrôlable et indomptable du fonctionnement du régime
et non de la puissance incontestable d’une dictature omnipotente, ces
événements dramatiques des années 1936-1938 relèvent d’une sorte de guerre
civile au sein même de l’élite du système. »
En résumé, pour comprendre cet épisode dramatique de l’histoire soviétique,
il importe de différencier nettement (1) les chistki (relevant à la limite du fonctionnement normal du
parti-Etat), (2) l’opération politique des Grands Procès publics qui visait une
mise au pas des cadres, et (3) l’affaire Toukhatchevski qui avait dégénéré en
gigantesque chasse aux espions et aux traîtres [23].
[23] La ‟démonstrationˮ
anticommuniste des ‟crimesˮ de Staline par Nicolas Werth (1936-1938, Les Procès de Moscou, Ed.
Complexe 2006) passe sous silence le complot Toukhatchevski pour faire un lien
direct entre les Grands Procès publics (qu’il est facile de présenter comme
complètement fabriqués) et la Grande Terreur (‟l’Ezhovshchinaˮ) de 1937-38,
laquelle apparaît ainsi comme une extermination planifiée.
Le dénominateur commun, c’était le comportement des cadres dans
l’industrialisation et le ressentiment général qu’il avait provoqué.
III. Quelques réflexions sur l’épopée
soviétique : Socialisme de développement et marxisme.
L’objectif de cet article est de montrer qu’en replaçant la question de la
révolution industrielle et du développement au centre de l’épopée soviétique on
parvient à une bien meilleure cohérence de toute l’histoire, de ses péripéties,
de ses enjeux et de son issue. Il est tout de même assez étonnant que la
question du communisme (le rêve d’un âge d’or post-capitaliste) qui agita presque
tout le XXe siècle de passions politiques furieuses et de conflits gravissimes
ait été finalement centrée sur le sort de pays en développement. En dehors de
régions industrielles comme la Bohème ou la Silésie, les ‟démocraties populairesˮ d’après 1948,
occupaient la partie la plus pauvre de l’Europe orientale et se retrouvèrent
engagées dans le même type de modernisation économique que la Russie
soviétique.
Le même constat vaut, à l’extérieur de l’Europe, pour la Chine, la Corée du
Nord, le Viêt-Nam et Cuba. Toutes ces populations aspiraient bien sûr à la
dignité, mais peut-on légitimement parler de socialisme? Comment a-t-on pu
extrapoler les théories de Lénine jusqu’à faire de ces différents ‟socialismes de développementˮ un défi
historique au capitalisme et surtout la pierre de touche du marxisme? Comme on
vient justement de le voir, l’histoire et le destin du pays modèle, l’URSS,
contiennent des éléments spécifiques de l’histoire russe qui n’ont rien à voir
avec l’héritage intellectuel de Marx.
1. Développement et
socialisme
Malgré d’importants progrès, l’URSS ne cessa jamais d’être un pays en
développement [24].
[24] Bien que les estimations soient
difficiles, on peut penser qu’au mieux de sa forme économique, dans les années
1970, le PIB par habitant de l’URSS (ou un équivalent) n’était guère supérieur
au tiers de celui de la France. Celui de la Russie capitaliste aujourd’hui est
de l’ordre du quart (après avoir été divisé par deux dans les années 1990) et
se retrouve voisin de celui du Brésil et de la Turquie. Si l’URSS put montrer
sa maîtrise des technologies avancées avec les vols spatiaux, celles-ci étaient
le fait d’un complexe militaro-industriel hypertrophié qui représentait au
moins un tiers de son industrie.
Elle comptait par sa taille et sa puissance militaire et ‒ à une certaine époque ‒ par ses prouesses industrielles et
technologiques, voire scientifiques ou sportives. Mais elle ne réussit pas le
virage de l’informatique (pour certains la troisième révolution industrielle)
et le niveau de vie de sa population resta, au mieux, dix ou vingt ans derrière
celui des pays d’Europe occidentale. Nikita Krouchtchev le savait bien, lui qui
annonçait, à la fin des années 1950, que l’URSS allait rattraper les USA et
entrer dans le socialisme vers 1980. Et tout le monde le prit pour un vantard
ou un imprudent.
Une société socialiste n’a pas pour objectif de répartir la pénurie : c’est
une société égalitaire débarrassée de l’exploitation, mais c’est aussi une
société d’abondance et de progrès. L’industrialisation est donc une condition
du socialisme et une condition seulement. Certes, le socialisme n’est possible
qu’après l’atteinte d’un certain niveau de développement, mais ensuite les
méthodes du développement doivent disparaître car elles sont incompatibles avec
lui. Le développement obéit à une logique nationale (rattraper les pays plus
avancés) et non à une logique de bonheur social.
Dans les années 1930, c’était tout simplement pour la Russie soviétique une
question de vie ou de mort. Les cadres communistes s’étaient alors retrouvés à
la place des patrons, dirigeant une main d’œuvre arriérée d’origine paysanne,
indocile, sans tradition ouvrière et sans qualification. Pour ces cadres,
quelle pouvait être l’utilité des analyses de Marx ou de Lénine, ou des
principes de la lutte des classes quand il fallait construire dans l’urgence
des usines, des barrages et des mines? Et pour la majorité des travailleurs qui
connaissaient d’épuisantes journées de labeur difficile ou même dangereux (qui
plus est sous la férule de chefs autoritaires armés d’une réglementation
coercitive) que pouvait bien signifier l’exploitation capitaliste et l’histoire
du mouvement ouvrier?
Le socialisme, le ‟bonheur
au travailˮ et l’épanouissement de l’individu, c’était pour plus tard. Il
fallait alors une bonne dose de foi et de fierté nationale, mais aussi la mise
en place d’une vraie politique sociale, pour croire que tous ces efforts ne
seraient pas vains. L’Etat social et l’éducation étaient la véritable
révolution cachée permettant d’entrevoir ce que serait la future société socialiste
solidaire et montrant que le développement n’était pas une fin en soi. Mais
tout fut suspendu par la guerre. Durant celle ci, les productions militaires
furent assurées par une population composée de femmes et d’ouvriers trop jeunes
ou trop vieux pour être mobilisés et qui se tuait au travail dix à quinze
heures par jour.
Ce fut le moment de vérité. Pour certains historiens de la deuxième Guerre
Mondiale, Hitler ne fut pas très loin de l’emporter lorsque la Wehrmacht
s’approcha des pétroles du Caucase après avoir réduit notablement la population
active et la production agricole et industrielle de l’URSS. Or, malgré ces handicaps,
la production de chars modernes dans les usines géantes installées depuis peu
au-delà de l’Oural fut, dès 1943, quatre fois supérieure à celle de l’Allemagne
et ses alliés, pourtant en augmentation constante. En 1945, il était clair que
le système industriel et politique mis en place dans les années 1930 avait été
un facteur décisif de la victoire. La survie du pays semblait acquise. Ou presque
acquise, car, avec le renversement des alliances et les débuts de la Guerre
froide (dus aux occidentaux, ne l’oublions pas), il se manifesta aux Etats-Unis
un parti d’ultras qui voulaient atomiser l’URSS pour éradiquer le communisme
[25].
[25] Ce parti comptait, par exemple,
les généraux Marshall, Patton, C. Le May
Ce n’est qu’en août 1953 (moins de six mois après la mort de Staline), avec
l’explosion de la première bombe H soviétique, que fut définitivement écartée
la menace de destruction physique qui planait sur l’URSS depuis sa fondation.
Les cadres avaient été les principaux artisans de ces succès industriels et
techniques mais le problème de leur rôle dans la future société socialiste, qui
était aussi le problème du parti-Etat et de la ‟démocratie socialisteˮ, restait entier et
ne fut jamais posé. Comment aurait-il pu l’être dans un pays victorieux où le
développement restait d’actualité en raison des énormes destructions de la
guerre? Certes, l’Etat social fut réactualisé et lentement perfectionné, mais
la population fut déçue dans son espoir que la paix apporterait une réelle
amélioration de la vie quotidienne (et une plus grande liberté). Et la Guerre
froide exigeait le maintien d’un énorme complexe militaro-industriel qui pesait
très lourd sur l’économie.
Marx nous a appris que les rapports de production sont avant tout, jusque
dans leur organisation la plus technique, des rapports sociaux (division du
travail, subordination, formation). La suppression des dividendes et de
l’exploitation capitaliste en URSS n’a pas changé cela. La logique du
développement et des méthodes de planification était pour ainsi dire inscrite
dans la structure sociale du pays avec cette couche de cadres que le principe
du parti-Etat plaçait entre la direction et la population.
Sous Staline ils n’étaient que les exécutants d’un pouvoir despotique.
Après sa mort, lorsque le système coercitif fut réduit et qu’on eut vidé les
camps, ils devinrent progressivement un vivier de notables (la nomenklatura),
parmi lesquels étaient cooptés les membres du Comité Central et les chefs des
grandes administrations.
Avec Krouchtchev, puis Brejnev, se mit en place un système pyramidal
ploutocratique, tandis que la Guerre froide servait de prétexte pour refuser
toute démocratisation et que l’orthodoxie ‟marxiste-léninisteˮ interdisait toute
remise en question. Cette doctrine de vérité faisait du communisme une religion
séculière à laquelle Staline lui-même avait désespérément cherché, dans ses
dernières années, une base scientifique [26].
[26] Les toutes dernières archives
rendues publiques sur Staline montrent qu’il s’était énormément investi dans
l’articulation de la science moderne et du ‟matérialisme dialectiqueˮ en
philosophie, biologie, physique théorique, linguistique, physiologie et économie.
Cette articulation prenait la forme d’un positivisme matérialiste caricatural
favorisant de véritables escroqueries, comme celle de Lyssenko. Voir Ethan Pollock, Stalin and the soviet science wars,
Princeton University Press, 2006, et particulièrement le premier Chapitre : Introduction : Stalin, science and politics
after the second World War.
Or, le pays était parvenu au seuil d’une économie moderne, complexe et
diversifié et les anciennes méthodes de planification qui avaient servi pour
édifier l’industrie lourde n’étaient plus adaptées. Comme le suggère leur
application difficile dans les ‟Démocraties
populairesˮ, quelquefois plus évoluées que l’URSS, elles auraient dû être
adaptées et corrigées. Mais elles servaient de niche sociologique aux cadres
dont le statut et l’impunité pouvaient être menacés par des réformes
démocratiques (on se souvenait encore des élections de 1937). Seuls de timides
aménagements technocratiques furent envisagés alors qu’un système de planification
économique régulé par l’intervention des citoyens aurait sans doute été plus
efficace et plus conforme à la vocation socialiste du régime. La décision
d’étouffer le ‟Printemps
de Pragueˮ démontra le refus de ce genre de réforme et fut ressentie comme tel
dans tous les pays ‟socialistesˮ,
URSS comprise. Celle-ci n’a pas
disparu à cause du Goulag ou des soi-disant ‟crimesˮ de Staline, mais du manque de
démocratie et de l’opacité de son parti-Etat. Et de n’être jamais sortie de la
logique de développement dont les cadres avaient fait leur raison d’être. Cette
logique du développement qui impliquait de ‟rattraper les USAˮ plaçait le pays et sa
population sous la dépendance idéologique du consumérisme occidental, véritable
‟cheval de Troie
idéologiqueˮ de l’individualisme, de la combine et, finalement, de la
corruption [27].
27 L’enrichissement de la famille
Brejnev était, dans les années 1980-90, un sujet de plaisanterie.
IV. Et maintenant?
1. La déprime
La confusion entre développement et socialisme enracinée dans l’idée que
l’URSS ‟construisait
le socialismeˮ fut générale et sans aucun doute à l’origine du réveil difficile
qui a suivi la fin de l’épopée soviétique. Malgré toutes les critiques, l’URSS
était l’écran sur lequel les travailleurs et les peuples du monde entier
projetaient leur aspiration au socialisme. Il existait quelque part un grand
pays qui fonctionnait sans dividendes et même, si ce n’était pas encore le
socialisme, cela le rendait possible.
Dans un livre publié en 2009 [28], André Tosel décrivait le contrecoup
politique et intellectuel que nous avons tous ressenti à sa disparition : «La
fin sans gloire du communisme soviétique, la dissolution de l’URSS, la victoire
de la démocratie libérale et plus encore celle de l’économie-monde capitaliste
semblent avoir marqué la fin du marxisme et mis un terme à toute possibilité de
renouveau. La pensée hégémonique en matière politique, économique, et sociale
est le libéralisme [...]»
[28] André Tosel, Le marxisme du XXe siècle, Paris,
Syllepse, 2009; extrait du Chapitre 2, p. 59-61.
Le marxisme appartiendrait à un passé d’erreur et d’horreur. Tel est le
credo de la « pensée unique », de cette conception du monde [...] devenue le
sens commun de l’intelligentsia, des milieux économiques et politiques, et qui
est imposée comme la religion de l’individu par toute la puissance des moyens
de communication.ˮ [...]
Certes, ajoute-t-il, «les choses ne sont pas si simples» car la pensée
marxiste n’a pas disparu et connaît même un spectaculaire regain de vigueur...
Mais il reste toujours «à expliquer ce qui s’était passé en URSS et [comment]
la Révolution d’octobre 1917 [...] avait pu donner lieu à une dogmatique aussi
sclérosée que le marxisme-léninisme, avec ses lois de l’histoire et sa poignée
de catégories ‟
dialectiques ˮ, propice à toutes les manipulations, pauvre idéologie de légitimation
d’une politique inconsciente de sa propre nature, scellant l’union d’une
philosophie redevenue science des sciences et d’un Parti-État total. L’incapacité
du communisme soviétique à se réformer dans le sens démocratique, son déficit
en matière de droits de l’homme et du citoyen, son impuissance économique à
satisfaire des besoins dont il reconnaissait la légitimité, le rendirent
incapable d’affronter l’impitoyable guerre de position qui n’avait cessé de lui
être imposée depuis sa fondation. L’argument du goulag devint universel et
délégitima en bloc Marx, les reconstructions des hérétiques marxistes, les
soumettant au même jugement d’infamie. »
A la question de «ce qui s’était passé» on peut répondre que la fin de
l’épopée soviétique est certainement contenue dans la manière dont elle a
commencé et, plus précisément, dans le fait qu’on ne put ni ne voulut jamais
résoudre le problème du parti-Etat et des cadres. Ce texte illustre bien les
erreurs, encore une fois les nôtres, qui résultent de la confusion entre
socialisme et développement. Une fois celle-ci dissipée, on voit mieux que
toute cette histoire n’a qu’un rapport lointain avec Marx. Et que les ‟crimesˮ de Staline ne sont qu’une fable
surajoutée. Car répétons-le encore : s’il y eut beaucoup de morts, il n’y eut
jamais de ‟crimesˮ
de Staline. La Russie soviétique a subi, de la part des pays occidentaux, des
agressions de très haute intensité. Elle fut presque toujours, et
particulièrement sous Staline, un pays en guerre ou prévoyant la guerre et
luttant par conséquent pour sa simple survie. Un pays en guerre n’a pas les
moyens d’être démocratique et il n’y fait pas bon vivre [29].
[29] En 1916, Bertrand Russell qui
avait affiché son pacifisme à Cambridge fut jugé et emprisonné pour trahison.
Un autre que lui (il était petit-fils de Premier Ministre) aurait été envoyé au
front.
Et dans les situations difficiles où se jouent l’existence d’une nation,
les erreurs des dirigeants peuvent se solder par des millions de morts sans
être pour autant des crimes. Depuis quand accuse-t-on les chefs d’un pays placé
dans une situation aussi dramatique, d’être des criminels? Il est de bon ton,
aujourd’hui, de réduire la Révolution française à la Terreur et à la
guillotine. Cela permet opportunément d’oublier qu’elle dut faire face à la
guerre étrangère et, en Vendée, à une guerre civile soutenue par l’Angleterre
(les deux beaucoup plus meurtrières).
Pour autant, considère-t-on les Conventionnels comme d’abominables
criminels?
Au vu des simples faits historiques, il faut un singulier parti pris
anticommuniste pour criminaliser les combats de l’Union soviétique [30].
[30] Ce sont les mêmes, notons-le
bien, qui oublient opportunément les massacres des guerres colonialistes ou
impérialistes ou qui les mettent sur le même plan que ceux des combats de
survie de l’URSS, du Viêt-Nam, etc. Ce sont les mêmes qui oublient les 15
millions de civils soviétiques massacrés par les nazis pour diminuer la
population de leurs futures colonies slaves.
2. Ce que l’URSS a apporté
au monde
En définitive notre histoire peut être brutalement résumée ainsi : La
Russie a endossé le manteau du communisme pour faire sa révolution industrielle.
Et puis elle l’a quitté, mais douloureusement car le manteau lui collait à la
peau. Et ce fut une perte pour tous les peuples du monde. Car le monde doit à
l’URSS deux avancées essentielles.
En premier lieu, l’anéantissement du nazisme. Car le nazisme était beaucoup
plus que ce à quoi on veut le réduire aujourd’hui, un antisémitisme
exterminateur et criminel.
C’était une vision malheureusement cohérente, anti-Lumières,
anti-humaniste, basée sur la hiérarchisation de l’espèce humaine en races
inégales, une hiérarchisation mythologique qui considérait comme naturels la
guerre de conquête et l’esclavage du plus grand nombre. Cette vision du monde
était d’autant plus dangereuse qu’elle s’appuyait sur des principes
anthropologiques prétendument scientifiques (pseudo darwiniens) et largement
partagés par les élites intellectuelles des pays développés.
Pire, le consensus au sommet de la société avait déteint en une culture
populaire raciste à l’égard des peuples inférieurs colonisés, les ‟bougnoulesˮ, ‟bicotsˮ et autres métèques.
Et, en second lieu, l’Etat-Providence, dont on peut se demander s’il aurait
jamais vu le jour en l’absence de l’URSS. Si le ‟court XXe siècleˮ (1917-1991) de
l’historien E. Hobsbawm fut comme il le dit le ‟siècle du communismeˮ, il fut aussi celui
de l’Etat social et les deux sont indissociables. Dès le début, et malgré
l’extrême dénuement de la jeune république soviétique, ses orientations furent
clairement affirmées par les mesures féministes-égalitaristes d’Alexandra
Kollontaï, alors Commissaire à l’Assistance Publique (droit de vote et
éligibilité des femmes, salaire égal, droit au divorce et à l’avortement
(1920), droit à l’éducation et aux congés de maternité, politique de la petite
enfance). Après la crise de 1929, l’absence de chômage en URSS et ses succès
économiques contribuèrent beaucoup à son prestige et influencèrent les timides
réformes sociales du New Deal, aux USA (Sécurité sociale et retraites, 1935).
Pendant la deuxième Guerre Mondiale, les gouvernements britannique et américain
comprirent la nécessité d’une forte politique sociale pour lutter contre
l’influence communiste à la libération. Ce fut l’origine (Rapport Beveridge, 1942) dans les pays occidentaux de
l’Etat-Providence (Welfare State)
qui, loin d’être un frein, s’avéra un facteur de performance économique dans le
cadre du ‟compromis
fordisteˮ.
Les ‟Trente
Glorieusesˮ, ainsi amorcées par cette surenchère sociale avec l’Union
soviétique pendant la Guerre froide, furent pratiquement contemporaines de son
existence.
Il est significatif qu’aussitôt l’URSS disparue, on vit très vite revenir
le libéralisme manchestérien du ‟laissez-faireˮ,
avec son cortège d’inégalités vertigineuses, d’instabilité économique, de
chômage et de récession [31].
[31] Pour l’ultra-libéral von Hayek,
la sécurité sociale est un engrenage vers le totalitarisme, ce qui démontre bien,
a contrario, la dette des peuples à
l’égard de l’URSS. Voir Friedrich von Hayek, La route de la servitude, 1944
Aujourd’hui, les élites économiques visent clairement la suppression
graduelle de toute protection sociale. Aucun peuple qui en a goûté les
bienfaits n’est prêt à l’accepter. Espérons que l’on finira par découvrir ‒ grâce à la lutte ‒ que la chose n’est tout simplement pas
possible parce que, à l’inverse du discours dominant, les politiques sociales
sont nécessaires à l’économie.
Dans ce cas, l’incitation fournie par l’Etat social soviétique aura été un
vrai progrès de civilisation. Mais pour lutter contre ce libéralisme cannibale,
il faut revenir à Marx. Et remettre Staline à sa vraie place, celle d’un grand
homme d’Etat russe qui a modernisé son pays et lui a sans doute évité la
destruction, même si le coût humain fut, il est vrai, considérable [32].
[32] Losurdo, citant Churchill,
compare Staline à Pierre le Grand, tsar fondateur dont l’action entraîna
également d’immenses pertes humaines.
***
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